Civilisation, mutation, transition, des histoires de définition
Clarifier les notions citées dans le débat "Au-delà des civilisations, les bouleversements en cours
Pourquoi cet article ?
Lien vers le débat : https://www.podcastics.com/podcast/episode/au-dela-de-la-civilisation-les-bouleversements-en-cours-325286/?s=3155
Clarifier les notions dont nous parlons.
Lors du débat Au-delà des civilisations, les bouleversements en cours[1] nous avons constaté des points de vue divergents sur la civilisation que nous questionnons. Le débat comme les entretiens de Michel Bauwens portaient sur les évolutions de notre Histoire que notre période contemporaine, singulière, nous fait vivre. Au travers des macro-historiens et des différents auteurs cherchant à expliquer les crises et les bouleversements que nous traversons, Michel Bauwens a attiré notre attention sur les cycles de durée différentes qui peuvent expliquer ce point de convergence singulier qui rend le quotidien si difficile. La question se pose alors de savoir si notre civilisation va rebondir des crises qu’elle traverse et comment lire les différentes émergences qu’elle produit pour apprécier ce que nous sommes en train de vivre.
Dans cet article, je reprendrai plusieurs définitions pour faciliter la compréhension des propos partagés.
Il n’est donc pas ici d’élaborations mais de partages de notions-clé, les bases pour ensuite poser un avis partageant des bases conceptuelles communes sur les entretiens proposés. En vous partageant des morceaux choisis des sources retenues, cela vous permettra de vous forger votre propre opinion. J’ai ajouté quelques commentaires pour approfondir certains points.
L’ensemble de la série : https://www.podcastics.com/podcast/les-podcasts-altercoop/series/des-idees-a-deplier/
Les définitions :
Civilisation, culture, nature
Civilisation :
« Le terme civilisation — dérivé indirectement du latin civis — a été utilisé de différentes manières au cours de l'histoire. »[2]
« Étymologiquement civis correspond au citoyen et à ses droits, la notion de civilisation, sans conserver son acception technique en jurisprudence, a été définie au XVIIIeme siècle comme ce qui rend les individus plus aptes à la vie en société (Mirabeau 1757) et surtout comme le processus historique de progrès. On dira plutôt plus tard évolution matérielle, sociale et culturelle (Mirabeau 1760) ainsi que le résultat de ce processus soit un état social considéré comme avancé. Ce qui conduira Mirabeau à proposer que le mot civilisation caractérise une société à son degré d'avancement »[3].
La civilisation est l'ensemble des réalisations matérielles, intellectuelles, culturelles, sociales, morales et politiques d'une société humaine au cours de son évolution historique. Elle inclut des aspects comme l'organisation sociale, les institutions, les croyances, les arts, les sciences, les techniques, et les lois, qui permettent aux individus d'une communauté de vivre ensemble et de prospérer dans un cadre relativement structuré et stable.
On peut alors parler de civilisations au pluriel et même de « civilisations primitives », au sens chronologique, sans connotation péjorative.
La notion de civilisation émerge au siècle des Lumières
« Le mot civilisation a acquis un poids politique et idéologique déterminant, au point de devenir un concept clé ou un « maître-mot » pour penser le monde et l'histoire à l'époque des Lumières1. Le premier à avoir employé le mot civilisation dans l'acception actuelle est Victor Riqueti de Mirabeau, le père de Mirabeau le révolutionnaire1. En 1756, dans L'Ami des Hommes ou Traité de la population, il écrit : « La religion est sans contredit le premier et le plus utile frein de l'humanité : c'est le premier ressort de la civilisation2. » En 1795, dans Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de Condorcet, l'idée de civilisation désigne les progrès accomplis par l'humanité dans une nation donnée lorsqu'il fut possible de passer de l'état de barbarie à celui de civilisé3.
Au XIXe siècle la civilisation, alors envisagée comme un idéal à atteindre et comme un processus de transformation de la société vers cet idéal, fut la principale légitimation donnée à la colonisation impérialiste4,5. Il s'agissait de « civiliser » les peuples du monde dans une vision hiérarchique et évolutionniste de la civilisation. Ainsi, la supériorité technique et militaire des pays colonisateurs servit de preuve de la supériorité d'une civilisation dite « occidentale », sur les autres civilisations considérées comme primitives ou barbares. »
La critique du mot civilisation et l’évolution vers la notion de culture
Le contexte culturel
« L'histoire du mot « civilisation »[4] montre que, tout d'abord, conformément à l'étymologie, il a désigné ce qui pouvait séparer les peuples les plus évolués[5] des autres. La civilisation est, en somme, la caractéristique de ceux qui emploient ce mot, qui en ont la conception. Il a donc tout naturellement été employé dans un contexte colonialiste, voire impérialiste, pour désigner la culture européenne, occidentale, comme étant supérieure aux autres, d'une manière absolue.
Les travaux de Lévy-Bruhl sur la « mentalité primitive » opposée à la mentalité logique et scientifique ont parfois été interprétés comme allant dans le même sens. Mais, dès ce moment, il n'était pas clair que la civilisation fût un certain type de culture ou bien la culture véritable. »
La réappropriation culturelle
« Aujourd'hui, les conceptions de la civilisation sont plus égalitaires et débarrassées des conceptions racialistes qui entretenaient une hiérarchisation des civilisations et leur confusion avec les aires religieuses, de sorte que le terme désigne davantage un état de fait historique et social qu'un processus de transformation, d'évolution et de maturation des sociétés.
L'idée a cessé de fonctionner en opposition avec celles de barbarie ou de sauvagerie, tandis qu'est affirmé le principe du « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes »6 avec la décolonisation progressive du monde. En outre, la diffusion des méthodes scientifiques à travers le monde permet aux peuples anciennement colonisés de se réapproprier progressivement leurs histoires et leurs cultures respectives, favorisant ainsi le dialogue entre « civilisations » et leur étude réciproque grâce à cette base méthodologique commune.[6] »
De la civilisation à la culture :
La culture comme éducation de l’homme par la société́
La perfectibilité, condition de toute culture
« Rousseau (1712-1778) a posé des principes qui permettent de comprendre le développement culturel de l’homme au cours de l’histoire. L’homme n’est pas figé dans une « nature » rigide, comme l’animal, mais qu’au contraire il a une certaine liberté́ et perfectibilité́ (autrement dit, la faculté́ de se perfectionner). Il expose cette thèse dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755, I) :
Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné́ des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la Nature seule fait tout dans les opérations de la Bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes, en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté ; [...] La Nature commande à tout animal, et la Bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister.
[...] Il y a une autre qualité très spécifique qui les [l’homme et l’animal] distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté́ de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, [...]. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme, reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ?[7] »
De la nature à la culture[8] :
« Comme le souligne Rousseau (Essai sur l’origine des langues, VIII), il faut d’abord connaître les différences pour pouvoir découvrir les similitudes et donc ce qui relève de l’universelle nature humaine. »
La prohibition de l’inceste : la rupture entre nature et culture
« Claude Lévi-Strauss fera la distinction entre nature et culture grâce au concept de l’interdiction de l’inceste.
Dans Les structures élémentaires de la parenté (1947) il met en lumière le fait que la prohibition de l’inceste était un phénomène universel. Habituellement, les phénomènes culturels sont relatifs à une société donnée, tandis que ce qui est naturel est universel. L’anthropologue identifie deux critères permettant de distinguer le naturel du culturel, dans le cadre d’une « analyse idéale ». La règle ou la norme est le critère d’une culture, alors que l’universalité constitue le critère de la nature. Dès lors qu’une chose est constante parmi tous les hommes, elle ne relève plus de la coutume, de la technique ou de l’institution (lesquelles font les différences entre les groupes humains). Ainsi, ce qui est spontané et universel relève de la nature ; ce qui est relatif, particulier et soumis à la norme appartient à la culture.
D’où le paradoxe de la prohibition de l’inceste, qui est une institution culturelle mais qui est pourtant universelle. La définition de la famille ou du clan peut varier considérablement d’une société à une autre, mais à chaque fois il est strictement interdit d’épouser un membre de ce clan. De très rares sociétés tolèrent l’inceste, mais elle est alors réservée aux chefs et elle est clairement présentée comme une exception. »
Distinction entre civilisation et culture :
Dans le numéro 143 de Sciences Humaines intitulé "Cultures et Civilisations", les concepts de "culture" et de "civilisation" sont présentés de la manière suivante :
Culture : Ce terme englobe l'ensemble des pratiques, des croyances, des valeurs, des normes et des symboles partagés par un groupe humain. La culture façonne les comportements individuels et collectifs, influençant les modes de vie, les traditions, les langues, les arts et les religions. Elle est transmise de génération en génération et évolue au fil du temps.
Civilisation : La civilisation est perçue comme un stade avancé de développement social et culturel, caractérisé par des structures politiques organisées, des institutions complexes, des réalisations artistiques et scientifiques significatives, ainsi qu'une certaine maîtrise des techniques et des technologies. Elle implique également des systèmes de communication élaborés, tels que l'écriture, et une urbanisation développée.
La distinction entre culture et civilisation : Bien que les termes soient parfois utilisés de manière interchangeable, des distinctions peuvent être établies. La culture fait référence aux modes de vie et aux expressions symboliques d'un groupe spécifique, tandis que la civilisation englobe des aspects plus larges, incluant les structures institutionnelles et les réalisations matérielles d'une société. Ainsi, une civilisation peut regrouper plusieurs cultures distinctes sous une même organisation sociale et politique.
En conclusion, nous pourrions dire que la culture est sous-jacente à la civilisation.
Commentaire Christine Marsan :
L’emploi du mot civilisation dans les entretiens de Michel Bauwens, ne s’entend pas comme le fait d’être supérieur aux autres mais de savoir si les composantes de notre civilisation occidentale actuelle vont subsister, s’effondrer ou se réinventer ?
Ce que l'on peut dire de l'évolution de ces notions de civilisation et de culture, en lien avec le débat[9] que nous avons proposé, c'est qu’elles émergent à la période des Lumières pour rendre compte d'une pensée critique se détachant des déterminismes théocratiques pour expliquer le monde. C’est grâce à la raison et au progrès que la pensée Occidentale s’émancipe de l’explication du monde organisé par Dieu et démontre de la perfectibilité de l’être humain. De là l’émergence d’une civilisation occidentale conquérante et messianique, après avoir dispensé la bonne parole du Christ, la voilà qui apporte celle de la Raison. Ayant pris comme base celle de la bonification de l’être humain et de la société, celle-ci agissant, de par ses règles et principes moraux, sur celui-là, elle démontrait d’une amélioration des conditions de vie des personnes grâce au progrès continu des techniques scientifiques et institutionnels et par conséquent apportant également des progrès sociétaux.
Rappelons-nous que les explorations et conquêtes du Nouveau Monde ont lieu principalement au XVeme siècle et que les découvertes de l’étrangeté du monde avaient conduit à créer des cabinets de curiosité[10](XVIeme siècle) comme les bases de l’anthropologie avaient utilisé la craniologie (XIXeme siècle) pour rendre compte de la diversité culturelle et de la hiérarchie des civilisations. La civilisation naissante s’est alors construite sur la notion d’opposition, oscillant entre la curiosité, la volonté de découvrir et de comprendre l’autre, le différent, et celle de démontrer de la supériorité occidentale. Ce qui fut au cœur de la fameuse conférence de Valladolid sur l’âme des autochtones[11].
Évidemment c'était une erreur fondamentale d'appréciation du développement des cultures que les premiers anthropologues avaient pu observer car toute société humaine a une structure, des valeurs et une organisation et que celle-ci repose simplement sur d'autres composantes que celles qui constitue notre culture. Cette différenciation induisant une hiérarchisation des sociétés humaines sera l’objet principal de la critique faite à la notion de civilisation qui survient à la suite des évènements marquants du XXeme siècle, à savoir les deux guerres mondiales.
Si les commentateurs du déclin colonialiste, tel Aimé Césaire et son Discours sur le colonialisme placent son début à la suite du déclin économique successif à la Seconde guerre mondiale[12] et laissant l’image de la France, notamment, comme un pays occupé et vaincu, pour ma part c’est l’industrialisation de la mort humaine qui a eu raison de la notion de civilisation occidentale[13].
Nous sommes allés au paroxysme du progrès en réalisant l'industrialisation de la mort humaine notamment avec les camps de concentration. Le progrès des valeurs morales humaines chères à Kant et à Rousseau ont terminé calcinées par les fours crématoires. Comment soutenir le bonheur apporté par le progrès des sciences et des valeurs de la civilisation occidentale au monde entier lorsque nous éliminons plus de dix millions de personnes, pour la grande majorité des compatriotes ? Nous avons fait preuve du côté morbide, de l’ombre de l’Occident donneur de leçons et nous avons par conséquent signé l’arrêt de mort de ce modèle.
Ayant fait preuve alors de la pire des barbaries nous ne pouvons plus être exemplaires et inspirants pour le reste des sociétés de la planète et comme l'exemple d'une civilisation évoluée sachant précisément juguler ses violences et ses barbaries. Ce qui a conduit de nombreux auteurs à penser La fin de l’Histoire[14], Le choc des civilisations[15], Fin de l’Occident et naissance d’un monde[16], La Fin de l’Occident ?[17], La défaite de l’Occident[18], chacun avec des points de vue différents mais il est notable d’observer cette littérature dense sur la fin de notre civilisation. Entre observation et prophétie auto-réalisatrice il n’y a qu’un pas[19].
Pour en revenir au débat qui a initié cet article, sommes-nous au moment d’un effondrement de notre civilisation occidentale qui va devenir l'humus de quelque chose d'autre, comme la chute de l’Empire romain et l’émergence des sociétés qui ont constitué l’Europe Occidentale ou avons-nous les ressources pour nous réinventer ?
Dit autrement saurons-nous réveiller la puissance de notre résilience où est ce que nous subissons la mollesse de notre effondrement ?
Dans cet article la question n'est pas d'y répondre mais de clarifier les notions qui, de par leur définition et leur évolution conceptuelle dans l'histoire, permettent de se forger un avis et de partager un élan au moins intellectuel de résilience pour avoir envie de se repenser.
Transition, transformation, métamorphose, mutation
La différence de ces termes tient aux notions de continuité ou de rupture.
Définition de la métamorphose :
Étymologiquement, du latin metamorphōsis, du grec ancien μεταμόρφωσις, metamórphōsis (« transformation »), dérivé de μεταμορφοῦν, metamorphoûn (« transformer »), lui-même de μετά, metá (« après ») et de μορφή, morphḗ (« forme »)[1] (→ voir méta- et morphose.) Les Métamorphoses d’Ovide sont mentionnées en 1360[1].
La métamorphose définit un phénomène de changement d'un état à un autre, que cet état soit au sens matériel (propriété physique, corps, forme, apparence...) ou, par extension, immatériel (psychisme, pensée, esprit, idée, émotion...).
« Changement de forme, de nature ou de structure si importante que l'être ou la chose qui en est l'objet n'est plus reconnaissable[20]. Ensemble des modifications morphologiques et structurales subies par certains organismes (la grenouille, le papillon, etc.) au cours de leur développement post-embryonnaire.[21] »
Edgar Morin et la métamorphose
« Edgar Morin définit la métamorphose comme un changement radical mais progressif, à la fois imprévisible et nécessaire, qui transforme la nature même d'un système ou d'une société sans qu'il ne s'agisse d'une simple évolution ni d'une révolution brutale.
Pour lui, la métamorphose s'inscrit dans une vision complexe du monde, où il ne s'agit pas seulement d'améliorer ou de réformer les structures existantes, mais de permettre l'émergence d'une nouvelle manière d'être, de penser et de vivre ensemble. Elle inclut des transformations profondes dans les valeurs, les visions, les relations et les organisations, afin de créer un monde plus soutenable et humaniste.
Dans La Voie : pour l’avenir de l’humanité (2011), Edgar Morin développe développe l'idée que la métamorphose est une alternative à la fois à la simple réforme et à la révolution, en permettant une transformation profonde et durable de la société. La notion de métamorphose comme une voie nécessaire pour répondre aux crises globales auxquelles fait face l’humanité. »
Voici les éléments détaillés de sa définition :
Transformation radicale mais non brutale : La métamorphose implique un changement fondamental qui survient de manière progressive et intégrée. Ce processus diffère d'une révolution violente, car il ne vise pas à détruire mais à réorienter profondément les structures existantes.
Dimension systémique : il décrit la métamorphose comme un processus qui touche tous les aspects de la société – culture, économie, politique, relations humaines et environnement. Il s’agit d’un passage d’un système de pensée et de valeurs à un autre, plus intégré et respectueux de la complexité humaine et écologique.
Émergence d'une nouvelle humanité : Pour Edgar Morin, la métamorphose n'est pas seulement un changement structurel mais un changement de vision et de valeurs. Il appelle à une régénération des consciences qui pourrait conduire à une "régénération de l’humanité" elle-même, où les valeurs de solidarité, d’écologie et de bien-être commun supplanteraient les valeurs consuméristes et individualistes.
L’ouverture à l’inattendu et à la créativité : La métamorphose est un processus ouvert où l’avenir n’est jamais totalement prévisible. Elle invite à faire preuve de créativité et d’innovation pour réinventer les façons de vivre ensemble, en dehors des modèles traditionnels et figés.
Edgar Morin décrit ainsi la métamorphose comme une sorte de "renaissance" collective qui pourrait s’opérer à travers la prise de conscience globale de notre interdépendance et la nécessité de nouvelles façons de vivre ensemble pour assurer un avenir viable à l’humanité.
Définition de la mutation
Étymologiquement, mutation vient du latin mutatio (changement, altération), il désigne le « changement, transformation des personnes ou des choses, modification de leur essence, de leur nature. Provoquer, effectuer une mutation. Les alchimistes rêvaient d’obtenir la mutation du plomb en or. L’industrie a traversé nombre de mutations. Une société en pleine mutation.[22] »
« Changement radical et profond[23]. Synon. conversion, transformation. Mutation de matière, de forme; la mutation des métaux en or.
Changement économique et social brusque et spectaculaire, qui entraîne une modification profonde des structures. »
La mutation, dans le sens sociologique et philosophique, fait référence à un changement profond et durable au sein d’un système, qu'il soit biologique, social, culturel ou idéologique. Elle implique une modification structurelle et qualitative, qui transforme fondamentalement les caractéristiques, les comportements ou les valeurs d'un système.
La mutation pour Edgar Morin
La notion de "mutation" dans le contexte de la pensée complexe d'Edgar Morin apparaît dans plusieurs de ses ouvrages, où il explore les transformations au sein des sociétés, de la culture, de la biologie, et des systèmes de pensée. Les références principales qui abordent la notion de mutation incluent :
La Méthode, tome 1 : La Nature de la Nature. Paris : Seuil, 1977.
Dans cet ouvrage, il analyse le concept de mutation dans les systèmes biologiques, en expliquant comment des changements évolutifs peuvent amener des transformations dans la nature même d'une espèce ou d'un système.Pour une politique de civilisation. Paris : Arléa, 1997.
Ici, Edgar Morin explore les mutations sociales et culturelles nécessaires pour l’évolution vers une "politique de civilisation" fondée sur la solidarité, la coopération, et la compréhension de la complexité humaine.La Voie : pour l’avenir de l’humanité. Paris : Fayard, 2011.
Bien que la métamorphose soit le concept central de cet ouvrage, il distingue la métamorphose des mutations sociales et idéologiques qui se produisent au fil du temps, expliquant que les mutations sont des changements sectoriels tandis que la métamorphose représente un changement intégral et systémique.
Des mutations peuvent aussi résulter de l'innovation technologique ou de transformations économiques, comme le passage à la société numérique.
Dans le cadre de la pensée complexe d'Edgar Morin, la mutation est une étape ou un changement significatif, mais elle diffère de la métamorphose. La mutation représente un passage d'un état à un autre, souvent sous l’effet de facteurs internes ou externes, mais sans nécessairement inclure la dimension de transformation totale ou holistique que suppose la métamorphose.
Commentaires CM :
Nous vivons un moment hybride. Edgar Morin postule que nous allons nous transformer totalement avec un processus plutôt lent et en ce qui me concerne je pousse la notion de mutation pour son aspect disruptif et brutal, ce qui correspond aujourd’hui à la notion de bifurcation[24]. Depuis notre échange avec Edgar Morin sur les notions de métamorphose ou de mutation pour définir ce que nous vivons aujourd’hui où il me disait, lors de sa participation à l’ouvrage collectif S’approprier les clés de la mutation[25], qu’il les considérait comme synonymes. L’évolution de sa pensée lui avait permis d’organiser les deux concepts en les articulant l’un, la mutation, étant une sous-partie, de l’autre, la métamorphose.
Dix ans ont passé depuis cet échange, je postule aujourd’hui que nous vivons les deux simultanément. Soit des ruptures régulières et imprévisibles liées aux boucles de rétroaction[26] systémiques des phénomènes complexes[27] qui poussent à des adaptations parfois radicales, à des mutations, et que celles-ci cumulées pourraient nous conduire soit à un réel effondrement de notre civilisation et viendront nourrir les peurs du Grand remplacement, culturel en tout cas, soit nous avons la lucidité, la force et l’audace de transformations profondes et alors nous réussirons la métamorphose chère à Edgar Morin.
Distinction Transition/ Transformation
La distinction entre transition et transformation est souvent subtile mais essentielle, surtout dans le contexte des changements sociaux, économiques, ou environnementaux.
Transition
La transition désigne un passage progressif d’un état à un autre, sans rompre totalement avec le système existant. Elle implique des ajustements, des adaptations, ou des évolutions dans la manière de faire, tout en s’appuyant sur les structures et les habitudes déjà en place. Elle vise souvent à améliorer ou à adapter le système actuel sans en changer les fondements.
Exemple : La transition énergétique cherche à diminuer l'usage des énergies fossiles en développant progressivement les énergies renouvelables, sans supprimer immédiatement toutes les infrastructures liées aux énergies fossiles.
Transformation
La transformation, quant à elle, implique un changement radical ou structurel qui modifie profondément les fondations d’un système ou d’un mode de fonctionnement. Elle ne se contente pas d’adapter ou d’améliorer ce qui existe ; elle cherche à réinventer en profondeur et à rompre avec les schémas anciens pour créer un état fondamentalement nouveau.
Exemple : Une transformation sociale pourrait impliquer la refonte totale des relations de pouvoir ou des valeurs dans une société, comme passer d'un modèle hiérarchique à une organisation complètement décentralisée.
En résumé :
Transition = adaptation progressive.
Transformation = changement radical.
Voici quelques références anglophones pour approfondir la distinction entre transition et transformation :
Transition
Geels, F.W. (2002). Technological transitions as evolutionary reconfiguration processes: A multi-level perspective and a case-study. Research Policy, 31(8-9), 1257-1274.
Geels introduit le concept de transition en analysant comment les systèmes techniques évoluent graduellement grâce à des processus d'ajustement. Il décrit les transitions comme des transformations lentes au sein d'un cadre structurel et technologique établi.
Rotmans, J., Kemp, R., & van Asselt, M. (2001). More evolution than revolution: Transition management in public policy. Foresight, 3(1), 15-31.
Les auteurs explorent la transition en tant que processus évolutif de changement dans les politiques publiques, impliquant des adaptations progressives plutôt qu'une rupture soudaine.
Markard, J., Raven, R., & Truffer, B. (2012). Sustainability transitions: An emerging field of research and its prospects. Research Policy, 41(6), 955-967.
Cet article fournit un cadre pour comprendre les transitions vers la durabilité, en les définissant comme des changements progressifs vers des systèmes plus durables.
Transformation
Pelling, M., O’Brien, K., & Matyas, D. (2015). Adaptation and transformation. Climatic Change, 133(1), 113-127.
Cet article distingue adaptation et transformation en abordant la transformation comme une réponse fondamentale qui redéfinit les systèmes sociaux et écologiques en cas de pressions environnementales sévères.
Kates, R.W., Travis, W.R., & Wilbanks, T.J. (2012). Transformational adaptation when incremental adaptations to climate change are insufficient. Proceedings of the National Academy of Sciences, 109(19), 7156-7161.
Les auteurs définissent la transformation comme un changement en profondeur qui devient nécessaire lorsque les adaptations incrémentales ne suffisent plus face aux défis environnementaux.
Westley, F., et al. (2011). Tipping toward sustainability: Emerging pathways of transformation. Ambio, 40(7), 762-780.
Cet article explore les transformations nécessaires pour atteindre la durabilité, en mettant en évidence les changements fondamentaux et structurels par opposition aux ajustements progressifs.
La distinction entre transition et transformation est essentielle pour comprendre les dynamiques de changement dans divers domaines.
Voici quelques références francophones :
Transition
Stéphanie Beucher (2021)[28] : Dans son ouvrage Les Transitions, Beucher analyse les processus de transition en géographie, mettant en évidence leur caractère évolutif et adaptatif.
Éloïse Richard (2024)[29] : Dans une synthèse pour l'Institut national de santé publique du Québec, Richard distingue les concepts de transition et de transformation, soulignant que la transition implique des changements progressifs au sein de structures existantes.
De plus, l'Institut Michel Serres propose une réflexion sur la sémantique du changement[30], distinguant entre transition, transformation et conversion, et soulignant l'importance de comprendre ces termes pour appréhender le changement de manière appropriée.
Transformation
Références francophones :
Pascal Chabot (2015)[31] : Dans L'âge des transitions, Chabot explore les processus de transformation sociétale, mettant en lumière leur caractère disruptif et leur capacité à redéfinir les structures sociales.
Serge Venturini (2007) : Dans Le pont franchi du transvisible[32], Venturini aborde la notion de transformation en philosophie, les liant à des changements profonds de perception et de réalité.
Commentaires Christine Marsan : en guise de conclusion
L’utilisation interchangeable des deux termes comme précédemment mutation et métamorphose met l’accent sur la même différence : la transition est perçue comme une adaptation progressive, tandis que la transformation est vue comme un changement radical et profond.
Peut-être pourrions-nous comprendre de ces synonymes sur des composantes essentielles de notre changement de civilisation qu’elle recèle en son sein les doubles caractéristiques pour se réinventer ? Celle de la rupture ET du temps plus long, de la transformation profonde, des transitions partielles ET des métamorphoses holistiques.
Quelles conséquences sur les fruits du débat que nous avons réalisé ?
Probablement les mêmes effets cumulés que les différents cycles mentionnés par Michel Bauwens, notamment ceux de Nicolas Kondratiev[33] ou Karl Polany[34] ou encore la théorie saeculum de Strauss-Howe[35]. C’est cette imbrication des cycles qui accentuent le nombre et l’imprévisibilité des évènements, les rendent imprédictibles et pourtant comme des mécanismes d’horloges, leur imbrication explique sans doute celle des mots pour décrire ce que nous vivons. La conséquence : être impliqué sur les différentes dimensions de manière simultanée : long et court terme, changements rapides et superficiels et aussi changements longs et profonds. Ce qui implique une appropriation mature de la complexité : la penser, la vivre et l’agir.
Christine Marsan, 8 novembre 2024
[1] https://www.podcastics.com/podcast/episode/au-dela-de-la-civilisation-les-bouleversements-en-cours-325286/?s=3155
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Civilisation (J’utilise Wikipédia lorsque l’article est bien documenté, ce qui est le cas ici).
[3] Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Tome 1, 2000.
[4] Pour lire le détail de l’article : https://www.universalis.fr/encyclopedie/civilisation/
[5] La notion d’évolution est bien entendue revisitée depuis.
[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Civilisation, opus cité.
[7] Pour lire le détail de l’article : https://www.editions-ellipses.fr/PDF/9782340024557_extrait.pdf?srsltid=AfmBOopnahc78LOyHi1SlHk3zA98QmPqCrGdohBc21xiYfUnwqRpMf12
[8] https://www.editions-ellipses.fr/PDF/9782340024557_extrait.pdf?srsltid=AfmBOopnahc78LOyHi1SlHk3zA98QmPqCrGdohBc21xiYfUnwqRpMf12
[9] https://www.podcastics.com/podcast/episode/au-dela-de-la-civilisation-les-bouleversements-en-cours-325286/?s=3155
[10] https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2001_num_88_332_3878#:~:text=Les%20cabinets%20de%20curiosité%20existent,véritables%20et%20d'autres%20artificiels.
[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Controverse_de_Valladolid ; https://www.pimido.com/blog/nos-astuces/jean-claude-carriere-controverse-valladolid-resume-personnages-themes-11-10-2021.html ; C. Marsan, En quoi le mal nous rend plus humain ? L’Harmattan, 2002, https://www.editions-harmattan.fr/catalogue/livre/en-quoi-le-mal-nous-rend-plus-humain/61578
[12] https://mondesfrancophones.com/mondes-caribeens/critique-du-discours-sur-le-colonialisme/
[13] C. Marsan, L’imaginaire du 11 septembre, des cendres émerge un nouveau monde, Camion Noir, 2012, http://www.camionnoir.com/detail-livre-l-imaginaire-du-11-septembre-des-cendres-emerge-un-nouveau-monde-248.php
[14] Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, Points, 1992 ; https://www.radiofrance.fr/franceculture/l-histoire-de-la-fin-de-l-histoire-5290629 ; https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i22238671/francis-fukuyama-precise-son-concept-de-fin-de-l-histoire
[15] Samuel Huttington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, (1996) 2021 ;
[16] Hervé Kempf, Fin de l’Occident et naissance d’un monde, Seuil, 2013 ;
[17] François Heisbourg, La Fin de l’Occident ? Odile Jacob, 2005.
[18] Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Gallimard, 2024 ; https://www.jean-jaures.org/publication/defaite-de-loccident-ou-defaite-du-marche-des-idees-sur-le-dernier-ouvrage-demmanuel-todd/ (critique) ;
[19] Je ne détaille pas plus avant le point de vue psychanalytique. Extrait de C. Marsan, L’imaginaire du 11 septembre : “Par ailleurs, un autre phénomène est intrigant, pourquoi un pays comme les Etats-Unis, qui est la puissance économique dominante sur la planète produit-il régulièrement des films apocalyptiques ? (…) D’autant que leur influence est mondiale et par conséquent leur production cinématographique façonne l’imaginaire de la planète. Nombreux sont les téléspectateurs qui rêvent de réaliser le rêve américain.
L’explication que nous proposons est la suivante : tout ce que nous connaissons sur terre est mortel, l’univers est issu du Big Bang, il est en expansion jusqu’à un Big Crunch, ainsi les cellules et les atomes qui nous constituent connaissent-ils la vie et la mort. En temps qu’êtreshumains constitués des mêmes composants que le reste de l’univers, nous ne parvenons pas à envisager, sauf intellectuellement, l’immortalité, par conséquent nos civilisations contiennent dans leur gènes, dès leur naissance, les germes de leur mort. Les Etats-Unis étant la puissance dominante, ils matérialisent régulièrement, par la voie de la fiction, la potentialité de leur destruction prochaine. Ce qui est étrange, c’est que la récurrence de ces fonctions démontrerait d’une sorte de désir morbide, comme une attirance inextinguible vers la mort. Et l’on retrouve là toute la dialectique d’Eros et Thanatos, comme si nous ne savions pas vivre l’un sans l’autre. Dans les pires crises,nous sommes capables des plus grandes résiliences et dans les moments d’euphorie nous rêvons de déconstruction, de mort et de cataclysmes. Curieux imaginaire qui est le nôtre !”
[20] https://www.cnrtl.fr/definition/métamorphose
[21] https://www.cnrtl.fr/definition/métamorphose
[22]https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9M3284#:~:text=Emprunté%20du%20latin%20mutatio%2C%20«%20changement,Provoquer%2C%20effectuer%20une%20mutation.
[23] https://www.cnrtl.fr/definition/mutation
[24]https://fr.wikipedia.org/wiki/Théorie_des_bifurcations#:~:text=Une%20bifurcation%20intervient%20lorsqu'un,dans%20l'organisation%20du%20système ;https://www.iweps.be/faq_prospective/quest-ce-quune-bifurcation/
[25] C. Marsan, S’approprier les clés de la mutation (ouvrage collectif), Chronique sociale, 2012.
[26] https://philosciences.com/edgar-morin-complexite
[27] https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/23151
[28] https://www.nonfiction.fr/article-10829-la-transition-un-concept-clef-pour-penser-le-monde.htm
[29] https://www.unil.ch/files/live/sites/centre-durabilite/files/pdf/Transition_transformation_VF.pdf
[30] https://institutmichelserres.ens-lyon.fr/spip.php?article267=
[31] https://shs.cairn.info/l-age-des-transitions--9782130630739-page-127?lang=fr
[32] https://psychaanalyse.com/pdf/ENTRE%20VISIBLE%20ET%20INVISIBLE%20LE%20TRANSVISIBLE%20(1%20Page%20-%2074%20Ko).pdf
[33] https://major-prepa.com/economie/cycle-de-kondratiev/#:~:text=Un%20cycle%20de%20Kondratiev%2C%20dans,vagues%20longues%20de%20la%20conjoncture.
[34] https://admical.org/sites/default/files/uploads/basedocu/synthese-du-rapport-la-grande-transformation.pdf ; https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Grande_Transformation
[35] https://fr.wikipedia.org/wiki/Théorie_générationnelle_de_Strauss-Howe