Article initialement paru dans le blog de Robert de Quelen : https://medium.com/@RdeQuelen/et-si-notre-survie-dépendait-dun-saut-évolutif-radical-76fcc77daf6b
Contexte :
Le recours aux métaphores mythologiques indique souvent chez un auteur le souci de relier les enjeux contemporains à des archétypes universels, inscrits dans l’inconscient collectif. En convoquant des figures comme Prométhée ou Gaïa, Saïd Dawlabani ancre sa réflexion dans une trame symbolique profonde, qui parle autant à notre raison qu’à notre imaginaire.
C’est tout l’enjeu de son livre, Second Sapiens, qui nous invite à un saut évolutif radical : dépasser les limites d’une intelligence humaine technicisée, fragmentée et coupée du vivant, pour accéder à une conscience intuitive, intégrée, planétaire, ressourcée dans l’intelligence de Gaïa. Ce basculement ne relève pas d’un progrès linéaire, mais d’une mutation profonde de nos systèmes de pensée, de nos récits collectifs, et de nos modes de vie.
Prométhée et Gaïa : ces deux figures mythologiques incarnent deux pôles de l’intelligence — l’une humaine, conquérante et technicienne ; l’autre naturelle, matricielle et régénératrice. Dans la mythologie grecque, Prométhée symbolise l’élan créateur orienté vers la maîtrise du monde et la production de savoir, quitte à défier les dieux. Gaïa, quant à elle, représente la Terre dans son intégralité vivante, nourricière et parfois destructrice, l’équilibre dynamique des forces naturelles.
Ces deux dynamiques sont-elles condamnées à s’opposer dans une lutte dont l’issue pourrait compromettre la survie de l’humanité ? Ou bien peut-on imaginer une nouvelle alliance, une réconciliation féconde entre l’ingéniosité humaine et l’intelligence naturelle ? C’est précisément cette voie que propose Saïd Dawlabani dans Second Sapiens, son livre visionnaire (non encore traduit en français), en appelant à un saut évolutif radical de la conscience humaine.
Héritier direct de Clare Graves et Don Beck, fin connaisseur de la Spirale Dynamique comme de la pensée intégrale développée par Ken Wilber, Dawlabani articule ces approches développementales aux grands déterminants systémiques de notre époque : dérèglement climatique, épuisement du vivant, chaos géopolitique, crises économiques et fragmentation sociale.
Soucieux de ne jamais perdre son lecteur, il réussit un pari difficile : rendre accessible la complexité, sans prétendre la simplifier. Et surtout, il y ajoute ce qui manquait à ces modèles : la substance même qui meut le monde — l’économie globale, les systèmes financiers, les rapports de force géopolitiques, et les évolutions sociétales profondes. Le lecteur progresse dans un récit structuré, incarné, qui éclaire les liens profonds entre nos valeurs, nos systèmes et les lois du vivant.
Une œuvre-monde : penser l’effondrement, traverser la complexité, ouvrir le futur
La force de Second Sapiens tient aussi à la rigueur de sa composition. Le livre déploie une puissante architecture narrative, qui nous guide depuis le diagnostic du désastre jusqu’à l’émergence d’un nouveau rapport au monde. Trois volets, trois strates d’analyse, qui s’imbriquent comme les niveaux d’un édifice intérieur et collectif : constater l’impasse, comprendre les conditions de son dépassement, et tracer les lignes de force d’une intelligence réconciliée avec le vivant dans un contexte planétaire critique.
1. L’ère de l’accélération et de la grande obsolescence
La première partie établit un constat implacable. Celui d’un monde lancé à pleine vitesse dans une trajectoire de dépassement des seuils vitaux — écologiques, sociaux, psychologiques. Une époque gouvernée par une intelligence prométhéenne devenue toxique : tournée vers la performance, l’accumulation, le contrôle, et aveugle aux limites planétaires. Dawlabani y décortique les idéologies dominantes, leur inertie, leur obsolescence face à la complexité du monde contemporain. Il montre comment nos modèles de pensée, forgés dans d’autres temps, sont devenus contre-productifs, et contribuent à l’épuisement du vivant autant qu’à la dislocation des sociétés.
2. La somme de tous nos jours n’est que le début
Dans ce second mouvement, l’auteur mobilise la Spirale Dynamique pour mettre en lumière les grandes étapes évolutives de l’humanité. Il décrit les dynamiques de construction des systèmes de valeurs à travers les âges, en les recontextualisant dans l’histoire des formes de vie collective. Ce cadre permet d’opposer deux figures : celle du Premier Sapiens, centré sur la survie, la conquête, la compétition ; et celle du Deuxième Sapiens, potentiel porteur d’une conscience relationnelle, systémique, coévolutive. L’Anthropocène se présente ici comme une ligne de crête entre le risque d’effondrement et le choix d’un saut évolutif radical. Un seuil critique où tout peut basculer — vers le repli régressif ou vers l’émergence d’une conscience élargie.
3. Intelligence gaïenne — donner du pouvoir à ce qui compte
Le dernier volet esquisse les lignes de force d’une nouvelle intelligence : une intelligence gaïenne, ancrée dans le vivant et capable de refonder nos systèmes sur des bases régénératives. Dawlabani s’appuie sur les apports conjoints de Graves, Beck, Wilber, Lovelock et Margulis, mais aussi d’Ichak Adizes, pour dessiner les contours d’une société en transition vers la maturité collective. Il faudra pour cela qu’elle ait effectué le travail nécessaire pour mettre au jour ses traumatismes et ses ombres, le shadow work de Carl Gustav Jung : ce travail de lucidité sur nos pulsions de contrôle, de repli ou de domination. Mais Jung nous apprend aussi que l’ombre contient une part d’or — ces forces refoulées, inexplorées, qui peuvent devenir les leviers d’une régénération profonde.
Dans ce dernier volet, Dawlabani introduit ensuite le concept de Gaïamétrie, nouvelle grammaire pour mesurer la vitalité des systèmes, et réinterroge les formes de pouvoir et de domination à partir d’un autre critère que la force, la croissance ou la rentabilité. À ses yeux, la seule mesure valable d’un système — économique, politique ou culturel — est sa capacité à préserver, nourrir et faire croître la vie. C’est ce qu’il nomme la vérité gaïenne : une forme de légitimité fondée non sur l’efficacité ou la compétition, mais sur la cohérence avec les lois du vivant. Ce renversement de perspective amène à considérer toute organisation humaine à l’aune de ce qu’elle permet ou empêche en matière de régénération, de résilience, de symbiose. Ici, l’utopie n’est pas un rêve lointain, mais un impératif de survie inscrit dans l’ordre même du vivant. Second Sapiens se lit alors comme une matrice pour penser le basculement — non plus en réaction à l’effondrement, mais en réponse à un appel évolutif. Un livre-récit, mais aussi un livre-pivot, qui donne forme à un nouveau cadre de pensée, capable de relier vision intérieure, transformation collective, et conditions concrètes d’un avenir habitable.
Conclusion : un livre-seuil pour un monde en mutation
Parvenu aux dernières pages de Second Sapiens, le lecteur ou la lectrice peut être saisi d’un vertige : même en renversant totalement nos systèmes de valeurs et en nous appuyant sur les évolutions technologiques continues, sommes-nous réellement capables de franchir le fossé cognitif et comportemental qui nous sépare de Second Sapiens, cet autre nous-même enfin devenu sage, résilient, un bon jardinier capable de prendre soin de la Terre et du vivant ?
Rien ne garantit que ce saut soit possible. Mais certaines voix, à travers les époques, nous aident à ne pas détourner les yeux. Parmi elles, celle d’Albert Camus continue de nous parvenir avec une clarté brûlante. Une voix fraternelle, droite, modeste et tenace. Celle d’un homme qui, sans jamais promettre le salut, nous invite à rester debout, à choisir chaque jour la voie étroite de l’humilité et du courage.
Comme Second Sapiens, l’œuvre de Camus ne console pas, elle appelle. Elle nous rappelle que l’espérance véritable ne réside pas dans le fantasme d’un monde sauvé, mais dans la dignité de ceux qui refusent de le laisser se défaire. Que la liberté commence par la lucidité. Et que l’amour du vivant — même dans l’épreuve, même dans le doute — peut devenir une force inépuisable, pour peu qu’on y engage tout ce qu’on a.
Dawlabani et Camus n’écrivent pas dans le même registre, mais leur exigence est voisine. Ni l’un ni l’autre ne se résignent. Et si leur voix nous touche, c’est peut-être parce qu’elle nous rend notre propre responsabilité, sans nous accabler. Elle nous murmure que rien n’est écrit. Que tout dépend, encore, de ce que nous sommes prêts à voir, à comprendre, à changer. Et à aimer.* Voir ici (https://medium.com/@RdeQuelen/résumé-sur-la-spirale-dynamique-39f103c912bf) un article dans lequel je présente une description de ce modèle et de son importance pour comprendre l’évolution de nos systèmes de valeurs et des sociétés qu’ils inspirent.
En savoir plus ? Nous rejoindre à la journée du 6 juin 2025 :
Pour une civilisation respectueuse du vivant
Comprendre les transformations sociétales et les changements civilisationnels par la Spirale Dynamique
Programme :
Matin : Table-ronde avec : Olivier de Lagarde, Saïd E. Dawlabani, Michel Bauwens, Christine Marsan et Robert de Quelen
Après-midi : 2 ateliers :
Atelier participatif : Le choc des ombres (14h00 - 15h30)
Animé par Christine MarsanAtelier participatif : Second Sapiens Atterrissage collectif
Animé par Robert de Quelen (15h30 - 17h00)