L'ombre en soi qui écrit .. au secours de l'Europe
Vidéo de Wadji Mouawad (Leçon inaugurale du Collège de France)
Pourquoi partager cette leçon inaugurale?
Parce que pour envisager demain avec énergie, vitalité, créativité, être capable de dépasser les sidérations, les colères ou les dépits, parfois des détours par la poésie, la culture brillamment dispensée rafraîchit l’esprit et ouvre des possibles insoupçonnés.
Et parce qu’écouter un homme si talentueux éclaire nos broussailles intérieures de lumières vivifiantes.
Extraits : l’horizon de mes évènements
“Il y a des pensées qui ne sont pas faites pour être dépliées, du moins qui n’ont pas à se déplier elles-mêmes par elles-mêmes.”
Ou : “La limite autour d'un trou noir au-delà de laquelle la lumière ne peut plus s'échapper est appelée horizon des événements. Il existe aussi un horizon des événements qui fixe une limite au-delà de laquelle un esprit ne peut plus émettre de lumière. Sortir du récit, sortir de la fiction, sortir de la narration pour entrer dans le domaine du savoir relève chez moi de cette extinction, c'est l'horizon de mes événements.”
Et aussi : “Il faut du temps pour se rencontrer soi-même. Et se rencontrer soi-même relève toujours de la clandestinité. On tombe sur soi souvent par hasard.
On se présente à soi-même sans se demander la permission. Entre ce que nous sommes et ce que nous croyons être, il y a un abysse dans lequel il faut oser se jeter. C'est pourquoi le véritable miroir est toujours une effraction, jamais un esclavage.”
L’espoir de l’Europe
“Et c'est peut-être de cette manière qu'un étranger comme moi voit l'Europe, fantasme l'Europe, la possibilité d'un espoir où nul n'est jamais condamné sous prétexte qu'à la liste des tempéraments il appartient à la septième catégorie, où rien n'est jamais perdu.
Il y a toujours une porte dérobée. Trahir cet espoir, c'est chaque fois trahir l'Europe. Si le monde d'où je viens, moi, s'est ingénié politiquement à se construire sous la forme monoculaire d'un cyclope, et donc de la dictature, incapable de concevoir l'univers autrement qu'en aplats et d'un seul œil, l'Europe, en son rêve grec, a offert la possibilité d'imaginer une sublime incongruité lorsqu'elle a vu pour la première fois les pans ouvrir leurs ailes, découvrant au travers de leur plumage cinquante yeux, préfigurant la multiplicité des points de vue politique et esthétique, cinquante yeux donnant sa beauté à l'oiseau démocratique, là où le cyclope l'enferme dans l'opacité des visions.”
L’approche du réel : entre poésie et savoir, l’impossible rencontre
“Le poète oppose une résistance farouche à l'attraction du savoir, non pas qu'il soit contre le savoir. Au contraire, mais obstinément, avec entêtement, il cherche à garder inaccessible un fragment qui échappe depuis toujours au savoir. Si chaque objet a une ombre portée, le savoir aussi a la sienne qui lui est, par définition, impossible d'éclairer de ses lumières.
Pour s'aventurer dans cette ombre, il faut impérativement un stalker. Certaines choses ne s'enseignent pas. Non seulement elles ne s'enseignent pas, mais l'acte de vouloir les enseigner les annule aussitôt.
Elles doivent leur présence à l'effacement de la raison. Peut-être à une folie, à une transe, une perte, une dérive. Peut-être aussi, sans doute même, au sang qui est pour beaucoup dans l'ardeur d'une ombre qui trouve ses origines dans les profondeurs de nos violences et nos barbaries.”
Régalez-vous dans cette écoute de cet homme passionné et qui nous donne une si merveilleuse leçon d’humanité ! Merci Monsieur Wadji Mouawad !
Christine Marsan, pour Alter’Coop, 27 février 2025