Au-delà du système civilisation (article long)
Lien vers le débat : https://www.youtube.com/watch?v=6suaYBtMUp0&t=422s
Pourquoi cet article ?
Nous avons réalisé une restranscription, amendée et une synthèse des éléments-clé du débat Au-delà du système civilisation organisé par notre partenaire Prenez Place et qui fait suite aux 7 entretiens réalisés avec Michel Bauwens et du débat à 4 voix du 26 octobre. Ceci pour préparer notre prochain entretien avec Michel Bauwens sur l’expérience concrète d’un modèle émergent. Nous le partagerons bientôt.
Notre objectif : apporter une continuité dans les pensées autour du changement crucial que vit notre civilisation.
Liens vers les épisodes et articles précédents :
Episode 1 : https://www.podcastics.com/podcast/episode/que-peut-on-dire-de-la-civilisation-a-venir-michel-bauwens-episode-1-312088/?s=3155
Episode 2 : https://www.podcastics.com/podcast/episode/que-peut-on-dire-de-la-civilisation-a-venir-avec-michel-bauwens-epidose-2-313611/?s=3155
Episode 3 : https://www.podcastics.com/podcast/episode/cycles-et-crises-avec-michel-bauwens-episode-3-316910/?s=3155
Episode 4 : https://www.podcastics.com/podcast/episode/macro-histoire-de-la-modernite-avec-michel-bauwens-episode-4-319753/?s=3155
Episode 5 : https://www.podcastics.com/podcast/episode/le-monde-qui-vient-pair-a-pair-cryptas-communs-episode-5-320743/?s=3155
Episode 6 : https://www.podcastics.com/podcast/episode/synthese-et-strategies-avec-michel-bauwens-episode-6-323579/?s=3155
Episode 7 : https://www.podcastics.com/podcast/episode/transmodernite-avec-michel-bauwens-episode-7-323742/?s=3155
Débat : Au-delà de la civilisation les bouleversements en cours
Article sur les notions mentionnées dans le débat :
Débat “AU-DELA DU SYSTEME-CIVILISATION” Prenez Place
Avec Michel Bauwens – Louis Fouché – Michel Maffesoli – Tiberius Brastaviceanu
Un débat pour comprendre ce que nous vivons aujourd’hui grâce à quatre regards complémentaires lien vers la vidéo de Prenez Place :
C’est « article » est basé sur la retranscription du débat avec quelques modifications et ajouts de références pour faciliter la lecture.
Présentation des quatre intervenants :
Michel Bauwens, Intellectuel organique, observateur et théoricien du pair à pair et des communs, co-fondateur de la fondation Peer-to-Peer (P2P), spécialisée dans l'étude et le développement de systèmes collaboratifs et décentralisés.
Contributions principales :
o Introduction des cycles Kondratiev et des cycles civilisationnels, en mettant l’accent sur la montée et la chute des paradigmes économiques et politiques.
o Promoteur de l'idée que les réseaux ouverts et collaboratifs (P2P) sont à la base des nouveaux systèmes émergents.
o Met en avant l’importance des communautés translocales comme force de résilience face aux crises.
Louis Fouché, médecin anesthésiste réanimateur. Je m'occupe aujourd’hui beaucoup d'intelligence collective et de dynamique collective. Je m’intéresse à l'histoire de notre civilisation en fractal.
Contributions principales :
o Évoque l'idée de fractale civilisationnelle, où les structures sociales reflètent les grands cycles historiques.
o Insiste sur l’émergence des utopies interstitielles : des initiatives locales et communautaires qui expérimentent de nouvelles formes de société.
o Met en lumière le rôle des minorités créatives et des héros collectifs dans les transitions.
Tiberius Brastaviceanu, Chercheur et praticien spécialisé dans les économies peer-to-peer et la production collaborative.
Contributions principales :
o Développe le concept de stigmergie comme modèle organisationnel pour une société complexe : Systèmes auto-organisés basés sur des interactions locales et adaptatives, plutôt que sur des hiérarchies rationnelles.
o Critique le modèle classique de rationalité et met en avant une post-rationalité, plus adaptée à la complexité et à l’incertitude actuelles.
o Relie l'effondrement des systèmes actuels à une crise de gestion managériale plutôt qu’à une pénurie de ressources.
Michel Maffesoli, Professeur émérite, sociologue et philosophe, disciple de Nietzsche et Heidegger, spécialiste de la post-modernité.
Contributions principales :
o Met en opposition la modernité dramatique (fondée sur la rationalité et le progrès) et la post-modernité tragique (qui accepte les contradictions et privilégie l’émotionnel).
o Propose le concept d’écosophie : une sagesse collective orientée vers la maison commune.
o Défend l’idée que les périodes de décadence précèdent toujours une renaissance culturelle et spirituelle.
Débat :
La question que l'on va se poser aujourd'hui, ce n'est pas où on est, mais quand on est.
Michel Bauwens : Je vais commencer en introduisant la thématique. En fait, pour moi, la question que l'on va se poser aujourd'hui, ce n'est pas où on est, mais quand on est. Et c'est très important de savoir quand on est, parce qu'on vit vraiment dans une époque.
Être au début, au milieu ou à la fin d'une époque a une incidence, toute l’énergie sociétale est différente. Et cela pose des limites à notre liberté. Par exemple, je pense qu'on peut parler d'activité liée à une saison. Admettons par exemple que nous disions, qu’avec ce que nous vivons, la solution, ce serait de créer un nouveau parti ouvrier mondialiste. Je ne crois pas que cela marcherait parce que c'est un paradigme qui vient du passé et qui n'est plus très efficace aujourd'hui.
Et surtout ce n'est pas dans la dynamique du cycle. Il y a une dynamique spécifique à la saison. Par exemple, que l'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, on peut dire que Trump est très saisonnier. Il a su exactement quoi faire pour gagner des élections. Il sait comment la machine marche aujourd'hui. Et puis, on peut aussi être pré-saisonnier, c'est-à-dire préparer déjà aujourd'hui ce qu'on croit avoir besoin demain.[1]
Et nous sommes ici plutôt dans cette catégorie-là. Nous sommes des personnes qui réfléchissons sur la nature de la crise, de la transition depuis un certain temps, qui avons une certaine vision d'où vont les choses et qui essayons d'accompagner, de préparer et d'agir dans un sens de créer une société un peu plus équilibrée pour le futur. Alors donc, en très court, je vais introduire l'idée de cycle.
Il y a des cycles courts, moyens et longs. Un cycle court, par exemple, c'est le cycle Kondratiev. C'est un cycle de 50 ans environ qui a un début, un milieu et une fin. Je vais expliquer parce qu'il y a une crise au milieu.
Il y a la période émergente. C'est quand une énergie, une forme d'énergie, par exemple le charbon, le pétrole, trouve une méthode managériale, une méthode qui va gérer la terre et les innovations financières et techniques qui en découlent.
Cela créé un système technosocial qui commence à bien fonctionner, à avoir un dynamisme. Il y a une effervescence et une croissance au début qui sont très bonnes pour le monde du travail puisqu'on a besoin d'ouvriers, on a besoin de travail. On va devoir mieux les payer. C’est alors qu’ils vont pouvoir faire des demandes sociales.
Mais ça se termine avec une crise de l'offre puisque le capital trouve à un moment donné qu'il ne gagne plus assez d'argent, que le profit est trop bas. C’est à ce moment que survient une contre-révolution. C'est typiquement 1973, lorsque le système keynésien ne fonctionne plus. Il y a une hyperinflation, il y a une crise énergétique. C’est à ce moment que Reagan et Thatcher vont mettre les bases d'un nouveau système qui sera le système libéral qui sera plus profitable à l'offre et donc pour le capital et par conséquent moins positif pour la demande, donc le travail.
Ça se conclut par une grande crise systémique 2008 qui est une crise où, en fait, tout le monde est endetté. Et ce qui se passe, pour bien comprendre comment les cycles fonctionnent, c'est que dans la descente du cycle, il y a déjà la montée d'un nouveau cycle. C'est-à-dire que les gens qui se rendent compte de la crise d'un cycle réagissent et préparent la suite.
Il y aura des innovateurs, des startups, des inventeurs qui vont mettre en place, des innovations qui vont servir à un nouveau cycle économique. Donc, un cycle politico-économique qui permettra de croître une nouvelle économie. Ça, c'est le cycle Kondratief.
Puis, il y a un autre cycle qui est le double du précédent, c’est le cycle civique qu'on appelle le Seculum, donc le siècle, composé de quatre générations, il était déjà connu des Grecs et des Étrusques, donc ce n'est pas quelque chose de nouveau. Ils reconnaissaient déjà cette dynamique.
La première génération, c'est celle qui lance le nouveau système civique avec de nouvelles institutions démocratiques, politiques, etc. Par exemple, à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, l'Amérique a gagné, tout va bien. C’est la reconstruction.
Tout le monde peut avoir sa voiture, sa maison dans le faubourg. Un homme, en général suffit pour faire vivre toute une famille d’au moins quatre personnes. Mais la deuxième génération, 1968, remet en cause le premier système. Il y a une sorte de révolte spirituelle de la deuxième génération qui va mettre en cause les principes même de ce système, mais qui est encore très minoritaire. C’est le Second turning.
Puis, c’est le Troisième tournant, lorsque deux forces sont en équilibre, ce sont les années 90, où l'ancien système décline et que le nouveau système émerge. Les gens qui avaient 20 ans en 1968 ont 30-40 ans, ils sont issus du système, ont promu de nouvelles valeurs et ils agitent le système en place[2].
Enfin, le quatrième, le dernier tournant, c'est le tournant chaotique. C'est quand, en fait, toutes les institutions commencent à péricliter. On n'a plus confiance, ni dans la politique, ni dans la démocratie, ni dans les banques, etc. Ce quatrième tournant prépare une crise et un renouveau d'un nouveau cycle civique.
Chaque cycle a aussi son agenda. Chacun peut avoir une influence, sans pour autant se prendre pour des agents historiques, mais quand même, tout le monde a quelque chose à faire. Ainsi, si on a connaissance du cycle, on sait aussi s'orienter vers un type de solution qui soit apporte une réponse à la crise économique, soit à la crise civique.
La crise civique
La crise civique, elle correspond à d'autres cycles qui ont plus ou moins la même longueur, qui est le cycle de guerre et le cycle hégémonique. Donc, ce système civique est aussi un système de pouvoir qui vient d'un pouvoir hégémonique. Pour parler du peuple européen des dernières 500 ans, le Portugal, l’Espagne, la Hollande, l'Angleterre ont eu des hégémonies qui ont duré deux siècles, et puis ce fut au tour des États-Unis.
A chaque fois, il y a un hégémon qui impose certains principes politiques qui vont influencer le système civique et qui se termine après 100 ans. Tous les 100 ans environ, il y a des grandes guerres qui souvent déterminent une nouvelle force hégémonique.
Et tout le débat aujourd'hui, on parle beaucoup de, on dit en français, le piège de Thucydide[1]. Cela caractérise lorsqu’un pouvoir qui descend, Athènes à l'époque, cherche à endiguer un autre pouvoir qui monte, Sparte, et ceci par une guerre. Ils vont en fait se battre et selon l’issue, un autre cycle s’installe qui va durer 500 ans.
Les cycles civilisationnels
Prenons à présent, une dimension plus grande, celle des cycles civilisationnels de Spengler qui durent 1000 ans. Dans ce cycle, il y a deux grandes phases : la phase décentralisée et la phase centralisée.
Une civilisation, ça commence souvent avec des villes : les villes grecques au Ve siècle avant Jésus-Christ, La période des Royaumes combattants[2] en Chine, les villes italiennes au XIVe siècle. Donc, c'est une civilisation montante, mais avec des centres de pouvoir décentralisés.
Après 500 ans, il y a une grande lutte d'influence. Les villes décentralisées vont s'épuiser.
Et c'est à ce moment-là qu'un pouvoir périphérique, donc souvent des tribus plus ou moins qu'on appelle barbares, vont prendre le contrôle et vont créer l'Empire et la civilisation. C'est selon Spengler. Donc, chaque fois 500 ans, il y a aussi un grand changement de valeurs puisqu’une société décentralisée n'a pas les mêmes valeurs qu'une société centralisée.
Donc, la République romaine et l'Empire romain[3], ce n'est pas la même chose. C'est un cycle civilisationnel, mais à deux polarités vraiment différentes.
Et donc, l'idée que je défends c'est : est-ce sommes-nous à un moment de changement de cycle civilisationnel ?
Donc, c'est-à-dire que si on définit la civilisation comme une relation entre la ville et la ruralité, donc la ruralité qui produit un surplus qui va permettre la spécialisation de la ville qui va aboutir à la complexité du système civilisationnel où le marché et l'État dominent. Tandis qu'auparavant, la civilisation consistait en des valeurs tribales et ce qu'on appelle les communs du don.
Dans la civilisation, c'est le marché et l'État qui dominent, on peut se poser la question, c'est ma thèse : aujourd'hui, avec les nouvelles capacités technologiques d'autres organisations translocales se mettent en place. Est-ce qu'on n'est pas en train de créer une nouvelle couche d'organisation humaine qui va fondamentalement changer la logique civilisationnelle, voire même, ça c'est un débat, créer quelque chose qui est post-civilisationnel, puisque ce ne sera plus la relation entre la ville et la ruralité qui sera dominante, mais il y aura en sorte deux logiques, une logique technographique qui va interagir avec une logique de translocalité. Le capital est déjà très translocal, mais aujourd'hui, les nomades digitaux, le monde du crypto, ce qu'on appelle les Network Nations, Network States représentent quand même à 50 millions de personnes. Il y a tout un emballement dans ces cryptonomades. J'ai appris récemment que 6 millions de Vietnamiens avaient des portefeuilles cryptos, donc ça devient quelque chose qui est tout à fait très important dans la société.
Michel Maffesoli :
Il faut toujours se hisser sur les épaules des géants. Donc, mes prédécesseurs en la matière, Nietzsche d'abord et Heidegger, dont je suis un disciple et qui m'a d'ailleurs souvent reçu chez lui, j'ai repris cette distinction et je l'ai développée dans mes divers livres entre culture et civilisation. La culture, c'est ce qui est fondamental, ce à partir de quoi s'élabore une manière d'être ensemble, c'est-à-dire sous modulation.
La civilisation[4], dans le fond, c'est quand on bouffe le capital, si je puis dire, c'est-à-dire que d'une certaine manière, on n'invente pas grand-chose, mais on se contente de dilapider ce qui a été un moment fondateur. Alors, à partir de là, pour ma part, je considère et j'aime bien les étymologies et ce n'est pas éloigné, sinon au niveau des chiffres proposés de ce que je vois sur le papier. Je crois qu'il y a, dans notre linéarisme du cerveau reptilien, c'est-à-dire ce qu'on a sucé dès le lait maternel, de la petite enfance à l'alma materuniversitaire, ce qui a culminé au XIXe siècle par ce mythe, le progressisme.
Moi, pour ma part, quand j'ai fait ma thèse d'État en 78, je faisais déjà une critique du mythe du progrès, c'est-à-dire, encore une fois, l'humanité serait partie d'un point A de barbarie et arriverait inéluctablement dans un autre. Par exemple, je considère qu'il y a des époques. Et là encore, je reprends les positions Nietzschéennes.
Époque[5], en grec, ça veut dire parenthèse, ou alors, d'une manière plus subtile, suspens des valeurs. Et donc, de mon point de vue, est en train de s'achever l'époque moderne, qui commence avec le XVIIe siècle, qui se conforte avec le XVIIIe siècle, philosophie des Lumières, donc une époque dure trois siècles, trois siècles et demi, il y a des divergences là-dessus, et puis moi, je n'y rentre pas, je ne suis pas économiste, donc je considère qu'une époque est en train de s'achever. Et il me paraît qu'il y a une autre époque qui est en gestation, ce qu'avec d'autres, faute de mieux, j'appelle la post-modernité.
Entre les époques, il y a des périodes, il y a des périodes qui sont en train de s'achever et on balbutie uniquement sur ce qui est en train de naître. Période à bien des égards crépusculaire, période, encore une fois, je dis bien, on n'arrive pas à formaliser avec justesse ce qui est en train de se passer, et pour moi, on est exactement dans cette période de transmutation épocale, si je reprends la définition qu'on a eu tout à l'heure. La modernité, dans le fond, s'est caractérisée, en effet, par une conception individualiste, rationaliste, progressiste.
Voilà le tripod à partir duquel se sont élaborés les diverses malheurs modernes, et l'accent a été mis, je crois qu'on peut, de ce point de vue, faire bien sûr référence à René Guénon, l'accent est mis là sur le terme économie de soi, économie du monde. Kant nous l'a bien montré, et il y a là ce qui fut la réalisation de l'individu et la réalisation du capitalisme. Ça a marché, on voit à partir des années 1950, je pense qu'on est en train progressivement de passer du quantitatif au qualitatif.
Les catégories de Kant : du temps vers l’espace
Si je le dis un peu à la manière de Péguy, « tout commence en mystique, tout s'achève en politique ». On le voit en France avec l’actualité notre politique, il y a au-delà d'une conception purement gestionnaire, de la mangeaille, le pouvoir d'achat, il y a une espèce d'appétence pour le qualitatif, pour le supplément d’âme. Voilà ce qui me paraît être en jeu actuellement, cette transmutation, ce changement du quantitatif au qualitatif, et avec un mot qui me paraît important pour rester sur la perspective kantienne, il y a le temps et l’espace. Ce qui a prédominé à la modernité, cette civilisation moderne encore une fois, comme le rappelle Kant, c'est l'histoire, c'est le temps, « demain on rasera gratis », « les lendemains qui chantent », tout ce qui a été la grande tradition léniniste, trotskiste ou autre marxisante, qui est à le fond, Karl Schmitt l'a bien montré, une sécularisation des concepts théologiques.
D'autres auteurs non moins négligeables ont montré cette sécularisation de ce qui était le paradis céleste en paradis terrestre, une espèce de conception messianique, ça c'est le temps, l'économie du salut est devenue l'économie stricto sensu.
De mon point de vue, ce qui va prédominer actuellement, c'est plutôt l'espace, si je reprends les deux catégories de Kant, le temps c'est l'histoire, c'est le mythe du progrès, l'espace c'est le lieu qui fait lien, le localisme sous ses diverses modulations, voilà un peu moi ce qui me paraît être en jeu actuellement.
L’accentuation sur l'espace, et on voit bien comment de diverses manières ces jeunes générations se désengagent politiquement et vivent, puisque j'ai proposé dans les années 80 ce terme de tribalisme dans les jungles de pierre, incarné, c’est-à-dire un mystère de l'incarnation qui est en train de s'opérer, et qui de mon point de vue caractérise encore une fois ce passage d'une modernité rationnelle à une post-modernité beaucoup plus émotionnelle.
Il me semble qu'il y a actuellement une autre culture en gestation, qui après se délivrera, bien sûr, bien sûr, et cela est ma seule définition de la post-modernité, c'est synergie de l'archaïque et du développement technologique, en la matière archaïque, non pas dans le sens habituel du terme, mais en grec archaïque[6]c'est ce qui est premier, ce qui est fondamental. La synergie c'est démultiplication des effets, et « internetter » dans réseaux sociaux, blogs, forums de discussion, cette cyberculture en gestation, ce que mes amis brésiliens appellent le « net activisme » reprend les valeurs traditionnelles de partage, échange, solidarité, on peut multiplier les quantités de ces mots archaïques, plus internet. Ce que j'appelle moi les tribus & internet, et il me paraît qu'il y a là, dans ces échanges de cyber, quelque chose qui va reprendre, pas exactement au même niveau, ce que dans notre progressisme benêt, et à bien des égards destructeur maintenant, on avait cru dépasser. L'image que je propose, c'est qu'il y a eu la flèche du temps hegelianomarxiste, demain, un peu plus tard, il y a à bien des égards un cercle uniquement identique à lui-même.
Ma figure c'est la spirale, voire revenir, pas exactement au même niveau, ce qu'on avait cru dépasser, donc ce n'est pas l’Aufhebung[7] hegelien, le dépassement, mais ce concept difficilement traduisible de Verbindung[8]d'Heidegger, qui veut dire reprise-distorsion-guérison. Reprise d'un certain nombre d'éléments traditionnels qu'on avait cru dépasser, on les tord un peu, et ça peut amener une guérison du corps social, voilà ce que je pouvais apporter à votre débat.
Louis Fouché :
Je vais tâcher de reprendre cette question-là, de ces grands cycles, et d'un moment où ils se précipiteraient tous les uns dans les autres, pour arriver à un moment de césure, en anglais, period, c'est le point, c'est le moment de la respiration, donc c'est probablement effectivement ce qui sépare deux époques, deux phrases. Donc, je reviendrai sur cette idée d'époque d'Heidegger, où pour lui, finalement, l'expression d'une époque c'est le moment de l'expression de l'être de l'humain, est-ce que l'exprimer son être ou pas. Est-ce que dans l'époque moderne, où tout est nombre, chiffres, machines, est-ce que l'être peut encore s'exprimer ou non, jusqu'à un moment d'essoufflement, d'épuisement, où comme tu le disais, Michel Bauwens, dans tes conférences antérieures, il n'y a plus de surplus. Ca y est, on est en train d'épuiser le capital, comme dit Michel Maffesoli. Il m'apparaissait en réfléchissant à ce concept de civilisation, que finalement c'était un regard historique sur des faits passés, comme on regarderait les excréments fossilisés d’un animal mort, on regarde quelque chose de mort, on fait une sorte d'autopsie qu'on voudrait structuraliste, simpliste, des os, du dos, etc.Et on dit, c'était la civilisation romaine.
Sauf que non, la civilisation romaine, on sait bien que c'est des heurts, des confrontations, une dynamique permanente de rapports de force, de rencontres, de groupes d'influence, les uns avec les autres, et qui me rappelle cette idée de Michel Bauwens, dans la reprise des méta-historiens, qui dit qu'il y a une revivissance civilisationnelle quand apparaissent des minorités créatives, et que ces minorités créatives créent du surplus. Et c'est intéressant parce qu'on voudrait que l'histoire des humains soit autre chose que l'histoire d'oligarchies, mais en fait, ces quelques oligarchies en lutte les unes contre les autres, et dont certaines finissent par dominer. Et comment est-ce qu'elles dominent ?
Je reprendrai Heidegger également. Pour lui, une époque, c'est un moment où il y a un accordage au sens presque musical du terme, c'est-à-dire une mise en résonance, un accordage entre le système technique et le système socioculturel, c'est-à-dire où les humains sont capables d'appréhender une technologie ou une technique comme un instrument de musique et d'en jouer dans sa manière la plus créative, et qui est capable de maîtriser les gammes, mais aussi d'improviser à partir de ça. Et on voit que le moment qu'on est en train de vivre est probablement l’apparition d’un système technique qui rebat toutes les cartes. Ce qu’on lit dans les journaux d'investissement, ou en écoute dans tous les grands raouts sur l'intelligence artificielle, qu'elle va tout rénover, etc. Et d’est à la fois à ce moment de grande rénovation et où, en fait, rien ne change.
Temps mythologique pour expliquer ce que nous vivons ?
C'est-à-dire que là, justement, on s'intéresse au temps de vie et de mort des civilisations et on retrouve tous les questionnements, finalement, d'histoire médiévale, d'histoire des religions. On retrouve avec Mircea Eliade où les tentations de Joseph Campbell d'essayer de retrouver un temps sacré, un temps mythique dans notre temps profane.
C'est-à-dire de faire se transformer cette flèche du temps hégélienne dont parlait Michel Maffesoli, en quelque chose qui serait de nature plutôt circulaire et qui revivifie. Et c'est exactement ce que dit Eliade dans une partie de ses ouvrages. Alors, il a été très critiqué pour ça, parce qu'on aurait pu lui prêter une sorte de tentation fasciste, au fond. Notamment, il a défendu la garde de fer, à distance, alors qu'il était chez Salazar en tant que diplomate au Portugal. Et il a défendu un groupe nazi, en gros, en Roumanie, qui s'appelait la garde de fer. Et donc, il a toujours essayé de mettre ça sous le boisseau tranquillement.
Mais tout son questionnement historique de chercheurs était autour de cet éternel retour. Et cet éternel retour vers le temps du mythe où des héros surnaturels, maîtrisant des pouvoirs magiques surnaturels, arrivent à redonner de la vie à quelque chose qui se meurt. A tel point que dans les cérémonies de guérison, on raconte les cosmogonies antiques aux malades. Parce qu'il n'y a que comme ça qu'il pourra guérir. Si je lui dis d'où vient le ciel et la terre, d'où vient la nuit et le jour, les étoiles, etc. et au frottement du ciel et de la terre, les êtres vivants. Comme ça, je peux arriver à l'aider à guérir. Et je vais lui raconter aussi d'où vient son remède. La plante a été offerte aux humains par tel héros qu'il a lui-même obtenu des dieux, etc.
Lorsqu’on commence à se poser la question de manière analogique de qu'est-ce qu'est notre civilisation ? Est-ce qu'il y a eu des allers-retours avant ? On est dans cette recherche de retrouver le récit mythique, le récit cosmogonique, d'essayer de retrouver à nouveau quelque chose qui revivifie les origines. Et évidemment, à ce moment-là, il y a une tentation fasciste. Parce qu'une tentation, on va dire, de retour en arrière. C'était mieux avant le mythe de l'âge d'or perdu.
Mais dans le même moment, on pourrait imaginer que cette revivissance, effectivement, est de nature spiralique, elle vient tout transformer. Elle vient tout rénover alors que tout paraissait strictement le même.
Et peut-être qu'effectivement, on est à ce moment-là, puisque ce que nous suggère la découverte de l'intelligence artificielle, c'est à la fois le danger et l'opportunité. C'est le mythe promethéen de l'humain qui pourrait s'autodétruire grâce à une technologie. C'est qui possède la technique ? Est-ce qu'on va la laisser dans les mains de quelques multinationales ? Ou est-ce qu'effectivement, on va l'hybrider à l'archaïque et réussir à en faire le meilleur bien commun pour des petits groupes ?
Avec un moment où, en plus, cette technologie rebat les cartes de toutes les géographies. Michel, tu parlais de l'espace. Mais effectivement, la sociologie et la géographie sont remaniées par ces structures numériques. Puisque nous arrivons à coopérer à distance entre Chiang Mai, le Canada, la Sorbonne et moi qui suis à Marseille, ça paraît improbable.
Et pourtant, on va discuter de comment on régénère une société. Voilà ces questionnements autour de l'idée d'époque comme moment d'accordage entre un système technique et un système culturel. Et à ce moment de transition, le moment où on doit retrouver l'accordage nécessaire et où, évidemment, l'oligarchie qui porte ce système technique va chercher à en faire un outil de pouvoir.
Tibérius :
La chute de la civilisation et celle de la raison
Je voulais apporter une dimension que je n'avais pas saisie dans tes travaux Michel Bauwens sur la civilisation et sur les cycles, qui est quel est le rapport avec la raison ? Il me semble qu'il y a un parallélisme. À la fin de l'âge de bronze, puis au début de l'ère de la logique, de la raison, disons, on a commencé à formaliser la connaissance. On a commencé à avoir une nouvelle épistémologie. Donc, c'est la naissance de la pensée logique et avec elle le départ des mythes, puis des cosmologies anciennes. Une façon de penser le monde à travers la logique, à travers la raison et la création des systèmes symboliques, comme la logique, l'invention de la monnaie. Et donc, je pense que civilisation et rationalité vont de pair, où c'est la rationalité qui a donné la force créatrice de civilisation à l'être humain. Et ce que j'observe en ce moment, c'est l'effondrement de la civilisation en même temps que l'effondrement d'une certaine façon de la raison ou de la rationalité.
Et je vois ça sur plusieurs plans, par exemple, de plus en plus, on se met contre la science institutionnalisée.On n'a plus confiance. Je pense qu'on ne fait plus confiance. Nos institutions sont dépassées. Ils n'arrivent pas à faire ce qu'ils doivent faire, ce qu'ils sont supposés de faire. Mais surtout la réalisation que ces pensées rationnelles ne servent plus. Et on le voit, par exemple, dans le domaine économique. On a essayé de mettre l'économie sous des bases scientifiques, faire de l'économie une science expérimentale basée sur l'observation, les prédictions et tout ça, la modélisation. Ça n'a pas marché. Ça a été très, très critiqué.
Donc, il y a un passage maintenant vers la complexité. On pense l'économie comme un système dynamique complexe, un système qui donne un espace à l'émergence, un système qui ne peut pas être analysé, un système qu'on ne peut pas planifier ou prédire qu'est-ce qui va arriver dans l'avenir. Et donc là, déjà un petit pas, modeste, on parle de la rationalité limitée.
Il s'agit de faire de l'économie de façon non-itérative. Ce n'est pas cette approche d'ingénieur, ce n'est pas cette approche scientifique, on essaye à gauche, à droite, on voit comment ça marche et on s'adapte en fonction de ça. Et donc, là déjà, on pose les limites de la rationalité et on passe à autre chose.
On part de la rationalité limitée, mais ça s'applique dans à peu près tout maintenant. Quand on pense à l'État, quand on pense à gérer des questions qui sont globales, des questions sur l'environnement ou des questions sur l'économie de la planète, tout est interconnecté, tout est devenu complexe, tout est devenu organique, on se retrouve dans le même problème, c'est que la rationalité n'y suffit plus. Et donc, je vois l'effondrement de la rationalité et les balbutiements d'un nouveau type d'épistémologie, de rapport à la connaissance.
Et quand on dit que c'est peut-être la fin de la civilisation, ça va de pair avec la rationalité. Je voulais juste introduire cette hypothèse, cette autre dimension.
Michel Bauwens :
Je viens de lire un livre qui m'a beaucoup intéressé. C'est un livre de Vincent Citot, Histoire mondiale de la philosophie[9], une histoire comparée des cycles de la vie intellectuelle dans huit civilisations. Donc lui, il vient à une sorte de conclusion que, vu toutes les données qu'il apporte, je l'ai trouvé assez convaincante. C'est une sorte de synthèse des évolutions des civilisations. Donc, il commence avec la mythologie et la religion. Pour lui, il n'y a pas de rationalité sans du non-rationnel. Pas de l'irrationnel, mais du non-rationnel.
Cette minorité créative que Louis Fouché a mentionnée, c'est une idée qui vient de Toynbee. Elle vient avec une réponse, une certaine réponse à la crise existentielle de l'humanité, pourquoi on est ici, qu'est-ce qu'on vient faire, quel est le but de notre société ? etc. C'est un langage d'abord religieux et mythologique qui crée dans un deuxième temps une rationalité qui va essayer de donner du sens rationnel à la religion et la mythologie. Et puis, il va dire dans la troisième phase, la rationalité va se détacher de la religion et de la mythologie, va devenir science. Et en fait, c'est le troisième et le dernier, la dernière partie d'un cycle civilisationnel.
En fait, pour lui, quand la rationalité se détache complètement de son fondement non rationnel, et moi je comprends ça un peu par analogie à la mathématique, c'est-à-dire qu'on ne peut pas faire une mathématique si on n'a pas des axiomes. Donc, on n'a pas de rationalité sociétale si on n'a pas des axiomes de base. Et Emmanuel Todd[10], son dernier livre, quand il parle de la crise de l'Europe, il a un peu le même raisonnement.
Donc, il dit qu'il y a le christianisme zéro, le christianisme originel, puis, il y a une sorte de zombie religion, donc où en fait, on est rationnel, mais on raisonne encore en termes religieux et mythologiques, c'est-à-dire que ce sont des modèles de pensée qui sont dans notre cerveau, vu notre culture, et qui nous donnent une certaine façon de raisonner. Par exemple, quand on lit les jacobins sur la Nation et les Chrétiens sur la mère Eglise, en fait, c'est exactement la même chose, c'est-à-dire que le contenant est différent, mais le contenu, la forme de pensée est toujours là.
Selon lui, on est au jeu dans une crise civilisationnelle dans l'Occident, parce qu'en fait, on s'est complètement détachés du mythologique et du religieux, et en fait, la rationalité tourne en rond, elle n'a plus rien à quoi se rattacher, et donc elle devient une sorte de calcul permanent, mais des choses qui ne donnent plus sens, en fait.
Donc moi, j'aime assez bien cette idée de Vincent Citot. Je vais peut-être mentionner encore un auteur qui est intéressant, qui est Pitirim Sorokin[11], qui fait un peu écho à ce que Michel a expliqué sur les époques.
Pour Sorokin, il y a un vrai balancier entre les époques qui sont orientées vers le sens et la matière, et les époques qui le rejettent.
La Rome hédoniste va être rejetée complètement par le christianisme ascétique, et les bourgeois vont complètement rejeter l'inactivité, selon eux, des moines au XVe siècle. Donc, la nouvelle époque, la nouvelle société, ce n'est pas une continuation simplement de ce qui a été avant, c'est aussi une profonde réaction par rapport à la crise de l'ancienne société. Et dans ce sens, je comprends pas mal de choses de ce que Michel Maffesoli nous a raconté. Je vois ça un peu aussi dans ce sens-là, comme une réaction par rapport à la modernité. Et c'est presque des nouvelles polarités qui sont en train de se mettre en place.
Michel Maffesoli :
Bien sûr que Sorokin, c'est passionnant. Et le concept essentiel de Sorokin, que tu n'as pas nommé, je te le dis, c'est le mot de saturation. Il montre que les divers éléments qui constituent un corps donné, fatigue, usure, etc., ne peuvent plus rester ensemble, divorcent, il y a déstructuration. Mais, et c'est le mais qui est important, ces mêmes molécules vont entrer dans une autre configuration. Un autre corps va se former.En France, on connaît mal, Sorokin est très peu traduit, mais son œuvre est remarquable, en particulier sur ce processus de saturation. Alors, moi, c'est à partir de là que je ne suis pas d'accord avec ce qui a été dit par Tiberius en particulier. Il y a une crise du rationalisme, pas de la rationalité. C'est-à-dire qu'on le veuille ou non, dans ce processus de saturation, quelque chose sèche et quelque chose reconstruit. La rationalité est un paramètre humain. Moi, je me souviens quand j'étais jeune, on nous expliquait la relation de la main aux fruits par le biais du bâton. Voilà la rationalité, quelque chose de cet ordre. Et ce n'est qu'au XVIIIe siècle que cette rationalité, qui allait de pair avec le ludique, le festif, la rationalité est devenue le rationalisme. Max Weber le montre bien.
La rationalisation généralisée de l'existence aboutissant au fameux désenchantement du monde. Thomas Kuhn dit quelque chose de cet ordre. Il montre que l'Europe a suivi, au XVIIe siècle, Europe et Chine, même processus, même équivalence. Et ensuite l'Europe suit le développement exponentiel de la raison, lavia recta de la raison. Et pour suivre cette via recta, elle laisse sur le bord de la route, il dit encore en latin, toute une série d'impedimenta inutiles. Ces bagages qui alourdissaient la marche, le jeu, le rêve, le festif, etc.Et c'est à ce moment-là que va naître le rationalisme moderne. Mais le rationalisme moderne n'est qu'une exagération d'un paramètre. Pour ma part, je suis fidèle de saint Thomas d'Aquin et d'Aristote, le fameux réalisme, c'est de dire qu'il y a une conjonction entre l'essence et l'esprit. C'est ce que saint Thomas appelle le réalisme, s'inspirant d'Aristote. « Il n'y a rien dans l'intellect qui n'ait d'abord été dans l'essence ». Et de mon point de vue, c'est ce que j'écris en livre qui s'appelle Éloge de la raison sensible, c’est Conjonction de ces deux. Voilà mon premier point.
Le deuxième et c'est ma réponse à Louis. Oui, la technologie est là, bien sûr. Et Heidegger, la question de la technique, a bien montré ce qu'il en était. Le petit livre d'Heidegger qui fait suite à la question de la technique est très peu connu en France, Die Kehre, le tournant[12]. Et il montre que d'une certaine manière, il peut y avoir par rapport à cette technologie, une forme de ruse. Elle est là, dominante et puis, on va se dépatouiller par rapport à ça. Moi, j'ai poursuivi cette analyse en montrant que, par exemple, quand il y avait le Minitel, avant Internet en France, il y avait ces petits trucs, ces clubs échangistes, pour faire des trios, des quatuors, des machins, des choses. C'est-à-dire, c'est une manière de ruser avec l'imposition technologique.
Actuellement c’est pareil avec Internet. Etant un fan de Saint-Thomas d'Aquin, j'ai trouvé, grâce à Internet, une quarantaine de groupes travaillant sur la somme théologique de Saint-Thomas d'Aquin, des jeunes, d'ailleurs, qui ne sont pas forcément philosophes.
Alors, voilà ce que j'appelle la ruse. Il me paraît qu'il y a dans cette technologie, si on sait ruser avec elle, il y a une manière de créer un lien.
Au troisième, quatrième siècle, dans la période de décadence romaine, quand on n'avait pas peur de mots, maintenant, on dit l'antiquité tardive. Quand on évoquait la décadence romaine, Orphée et Mitra devaient être les religions qui devaient triompher. Le christianisme était la religion des pauvres et des soldats sans grade. L'église de Milan sécrète, à ce moment-là, le fameux dogme que les catholiques ont appris au catéchisme, le dogme de la communion des saints, c'est-à-dire, union de Lutèce, Narbonne, Rome et Milan. Et que c'est cette communion des saints qui a assuré le triomphe du christianisme. Pour moi, Internet, c'est la communion des saints post-modernes, actuellement. Un petit réseau, petit groupe, machin chose, etc. Et c'est là où je dirais qu'il faut reconnaître, et je conclue là-dessus, qu'il y a une décadence et toujours une renaissance. Anaximandre de Milet le dit : « Génèse et déclin, déclin et génèse ». Dans l'alchimie, c'est solvé et coagula, Ordo ab chao, on pourrait multiplier les quantités d'exemples en ce sens, qui montrent,
oui, il y a quelque chose qui cesse, et à partir de ce qui cesse, c’est ça le mécanisme de saturation, à partir de ce qui cesse, une autre manière qui va se construire.
Par rapport à ce que disait Louis tout à l'heure aussi, moi je dirais, il y a quelque chose, moi, qui est une de mes obsessions théoriques, c'est qu'il y a un désaccord fondamental entre l'officiel et l'officieux. Mais régulièrement, ça arrive, et en particulier dans les périodes de décadence, et on le voit actuellement.L'officiel, nos institutions, ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire, politiques, journalistes, intellectuels, restent cantonnés à l'étant. La société officieuse, elle, est préoccupée par l'être. Voilà mon hypothèse concernant, alors bien sûr que ces jeunes générations vont préférer cette suppilité entre l'étang et l'être, mais de facto, c'est ce à quoi cela aboutit, et donc il y a lieu d'être attentif, justement, à ce qui a l'état naissant, et qui, de mon point de vue, représente une puissance que le pouvoir politique, que le pouvoir économique, ne pourra pas brider totalement.
Michel Bauwens : Je voulais juste dire que la prochaine émission, je vais parler de mes expériences dans les communautés Web3, qui créent des villages temporaires, et qui sont en train de bâtir une toute nouvelle culture. Moi, évidemment, je ne suis pas jeune non plus, mais j'ai eu le plaisir de passer six semaines avec des jeunes de 20 ans, 25 ans, et c'est absolument fascinant le monde qu'ils sont en train de construire. Je ne vais pas en parler aujourd'hui, mais j'en parlerai la prochaine fois avec Emmanuel et Christine Marsan, dans une émission qui sera dédiée à cet archipel des villages temporaires qui a eu lieu à Chiang Mai, avec énormément de gens de Chine et de l'Asie, et c'est presque, on voit presque un monde en création. C'est vraiment assez extraordinaire. Mais voilà, j'en parlerai la prochaine fois.
Louis Fouché : Je serais aussi curieux d'avoir ta vision du caractère tragique de ces cycles de vie et de mort des civilisations, et est-ce qu'il y a quelque chose à en dire sur la naissance de la tragédie. Parce qu'on a l'impression d'être pris dans des cycles tragiques, et en même temps, comme tu le dis, à l'ombre de tout ce qui est en train de se passer, de manière subreptice, de manière cachée parfois, à l'ombre de l'intime et du secret, se déploient de très nombreux possibles, des utopies interstitielles, comme certains les ont appelées, qui sont proches de toi, Michel, qui ouvrent le champ des possibles. Pour moi, il y a une double dimension là-dedans, il y a un appel héroïque dans ces périodes crépusculaires, c'est-à-dire que réapparaissent des héros, au sens de Joseph Campbell, de ce qu'on a dans Le héros au mille visages, mais qui nécessitent que leurs actions soient catalysées de manière collective, et c'est toute la rencontre entre la verticalité individuelle et l'horizontalité collective, cette croix qui revient en permanence dans la symbolique, et évidemment, nous avons besoin de quelqu'un qui porte une action, mais elle doit être mise en résonance de manière collective.
Et on voit que le net est capable effectivement de faire cette mise en résonance de manière non locale, en tout cas dans des localités qui sont complètement inattendues, justement dans des replis interstitiels du monde numérique, du grand filet d'Indra dans lesquels on est pris, et c'est très intéressant de voir qu'effectivement, la plupart des actions qui se mettent en place aujourd'hui, se font grâce à des crowdfunding, des financements participatifs, se font grâce à des communautés de projets qui se mettent en place, le temps que ce projet se mette en route, et puis vont se recomposer autrement, ailleurs, reprendre des petits morceaux du projet pour les développer autrement, ailleurs, dans des échelles de temps et d'espace qui sont plus du tout celles dont on a l'habitude.
Et je reviendrai sur ce dernier point d'une échelle de temps et d'espace dont on n'a plus du tout l'habitude, pour reprendre cette idée du temps mythique, du temps profane, mais de manière un petit peu différente, en disant que finalement, on oppose souvent la civilisation au sauvage, au barbare, et peut-être qu'il y a quelque chose de réel là-dedans.
Nous sommes dans un temps de sauvagerie, nous arrivons dans un moment crépusculaire de civilisation où il ne reste que le résidu qui est faux, qui est étant, qui n'est pas en train d'être, qui est étant, qui est cette hiérarchie de l'imposture au fond. Il y a quelqu'un qui s'appelle Roland Gori qui a écrit La fabrique des imposteurs, et dans la fabrique des imposteurs, on montre que tous les gens qui accèdent à des niveaux de responsabilité institutionnelle sont les plus grands imposteurs, ceux qui ne font rien. Vous savez, on a au pouvoir des gens qui n'ont jamais bossé, on s'en rend compte, et qui n'ont aucun contact avec le réel, ils ne savent pas combien coûte un ticket de bus, ils ne savent pas combien coûte une chocolatine, enfin, ils sont plus dans le réel justement, on en parlait avec Saint-Thomas d'Aquin ou avec Aristote, ce sont des philosophies du réel, les deux pieds dans la merde, dans la fange du réel, tout en ayant la tête dans les étoiles évidemment pour une aspiration plus grande, mais dans la fange du réel.
Et il m'apparaît que la période qu'on est en train de vivre est comme en train de nous re-précipiter dans la fange du réel, par les crises économiques qu'elles convoquent, par le télescopage de tout plein d'informations auxquelles on n'aurait pas dû avoir accès jusqu'ici. Normalement, les niches anthropologiques et sociologiques dans lesquelles on était cantonnés auraient dû nous maintenir, moi en tout cas, en tant que médecin réanimateur dans ma droite ligne jusqu'à avoir une piscine et une deuxième bagnole, ça ne se passera pas comme ça.
La vie en a décidé autrement, elle vient télescoper le quotidien.
Et je vois cette irruption du sauvage à de très nombreux niveaux, de manière fractale, ça peut être le loup dans les Pyrénées ou dans les Alpes, qui vient poser beaucoup de questions à qu'est-ce que c'est qu'un cheptel, qu'est-ce que c'est qu'un berger, qu'est-ce que c'est qu'un groupe constitué, et qui vient défaire la civilisation, qu'on le veuille ou non, du troupeau domestique, que ce soit dans l'irruption des jeunes avec des kalachnikovs en centre-ville qui viennent piller des Gucci et des Chanel dans les centres-villes urbains, et qui sont aussi l'irruption du sauvage indompté de manière très brutale, mais comme une nouvelle fécondation, en gros, de quelque chose qui était mort.
Et donc voilà, peut-être que ces invasions barbares qu'on est en train de vivre, à plein de niveaux différents, sont la refécondation d'un système qui avait besoin de retrouver ces surplus créatifs dont tu parlais, Michel Bauwens.
Du dramatique au tragique, l’émergence de l’écosophie
Michel Maffesoli : Léon Blois dit « Où aura la révolution par les Cosaques et le Saint-Esprit ? » Donc ces barbaristes sont là, mais en même temps prémonitoires du Saint-Esprit. Écoute, Louis, tu connais mon village, où j'ai épuisé toute ma sagesse, si je puis dire, et c'est là que j'ai pu dire une distinction en t'écoutant, ça me fait penser, et qui court dans tous mes livres, la différence entre le drame et la tragédie. La modernité, c'est la civilisation dramatique. Il y a une solution, il y a une résolution, c'est le progressisme.
Le tragos, le tragique, ce qui est en train de naître actuellement, c'est la trachée-artère, puisque tu es médecin, donc c'est rugueux par rapport à la veine qui laisse couler. Le tragique définit ce qui n'a pas de solution, il faut faire avec. Et chaque fois qu'il y a ce retour du tragique, pour moi la post-modernité va être tragique, alors que la modernité était dramatique, et bien c'est qu'on va s'accorder avec diverses choses.On va intégrer le ludique, l'onirique, le festif, etc. Il y a toujours, chaque fois qu'il y a du tragique, il y a du jubilatoire. Et c'est intéressant de voir cette distinction. Et pour ma part, c'est la seule idée que j'ai eue dans ma vie, « pouvoir/puissance », « pouvoir instituer /puissance instituante ». Je vous rends attentif, moi, à cette puissance instituante, celle de ce que tu disais, Michel, de ces jeunes générations, de leur vitalisme, de leur vitalité, et qui sont là indéniables. En gros, pour moi, en trois mots, l'économie a fait son temps. La loi sur la maison, Oikos. L'écologie, idem. Le savoir sur l'Oikos. J'ai proposé un terme qui est « écosophie », c'est-à-dire la sagesse de la maison commune. Et pour moi, ce qui est en jeu actuellement, c'est cette écosophie, qui n'est plus économique, qui n'est plus écologique, mais qui est cette sagesse du bas, populaire, encore une fois, cette sagesse de la maison. Bien sûr, le mécanisme de saturation, tel que Sorokin l'a dit, c'est un processus de sédimentation. Il montre que le verre d'eau ou le verre d'eau que je sale ou que je sucre, jusqu'au dernier grain, on ne voit pas que l'eau est saturée. Et tout d'un coup, c'est les derniers grains qui montrent que le verre d'eau est saturé. Pour moi, c'est ce qui est en jeu actuellement. Voilà, on n'est pas loin d'y arriver.
Comment voir l’avenir ? Quels sont les patterns qui s’installent ?
Tiberius :
Oui, je me demande si on pourrait passer aux étapes suivantes, c'est-à-dire qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui est en train de se passer maintenant, comment est-ce qu'on peut voir l'avenir? Quels sont les signaux, les signes des précurseurs? Quels sont les patterns qui s'installent? Où est-ce qu'ils vont aller?
Michel Bauwens : je vais peut-être faire une petite synthèse de comment je vois les moments transitionnels, c'est-à-dire sur une synthèse, une sorte de mécanique de transition que j'ai pu voir dans mes lectures.
Le premier moment, c'est le moment de délégitimisation du paradigme existant, c'est-à-dire qu'on n'a plus confiance dans les institutions. Le narratif fédérateur cesse de fonctionner et ça donne une fragmentation et la fragmentation donne une polarisation. Donc les Païens contre les Chrétiens, les Catholiques contre la Réforme, aujourd'hui la guerre culturelle. Et ce qui est important, c'est que la solution, ou en tout cas le modèle émergent qui éventuellement se met en place dans le monde de crise, n'est pas dans les polarités existantes. Et donc un exemple que Toynbee donne que j'aime beaucoup, c'est Saint-Paul. Donc il y a les Hérodiens qui sont ceux qui veulent faire la paix avec Rome, et puis il y a les Zélotes qui veulent la révolution contre Rome. Mais Saint-Paul, il prend des éléments de l'hélénisme, il prend des éléments des Hébreux, il en fait sa propre sauce. Et c'est la sauce qui va marcher pour être la semence de la civilisation qui va venir, qui sera la civilisation chrétienne.
La solution n'était pas dans la lutte entre les deux mouvements polarisateurs. Donc aujourd'hui on pourrait dire aux États-Unis, c'est ni Kamala ni Trump, mais c'est autre chose, une troisième force qui va se montrer.
Alors je parle aussi d'excit, c'est-à-dire d'abord il y a des personnes qui sont, on va dire, avec des consciences anticipatrices, qui voient plus tôt que les autres que l'ancien système ne fonctionne plus, et qui vont quitter ce système. Et là je rejoins un peu ce que tu as dit, Louis, sur les héros. C'est des gens qui vont quitter les villes, qui vont aller s'installer comme les chrétiens au départ dans le désert égyptien, qui vont créer des monastères, qui vont créer des choses totalement nouvelles mais isolées au départ et qui vont inventer les nouvelles logiques.
Puisque le système ne fonctionne plus, ce n'est pas cette logique du vieux système qui va offrir des solutions, ce sont des nouvelles logiques, et ces nouvelles logiques sont anticipées, expérimentées par cette première vague de l'exode. Le deuxième exode, c'est quand la grande majorité des gens ne peuvent plus vivre dans l'ancien système, où ils vont chercher, est-ce qu'il y a des solutions et où ils vont trouver éventuellement des formes embryonnaires qui fonctionnent déjà assez bien pour les accueillir. Par exemple, quand les Goths ferment les villes romaines, il y a un roi, je crois que c'est Alaric, qui détruit l'eau à Rome, ce qui conduit les Romains à partir, ils vont soit aller trouver des seigneurs de guerre qui peuvent les protéger, soit s'installer autour des monastères qui existent déjà.
Voir les germes du nouveau en train d’émerger
Ainsi, ce qui est important dans les transitions, c'est aussi de voir quelles sont ces formes de germes qui existent, aujourd'hui il faut regarder deux choses, c'est le local, comme a dit Michel Maffesioli, donc il y a un retour au local, mais ce qui est un peu paradoxal pour moi, c'est qu'il y a aussi un local translocal, donc c'est à dire que les gens qui vivent dans le translocal, qui sont plus mobiles, en fait sont aussi en train de créer des communautés translocales, mais qui sont aussi des vraies cultures, des vraies amitiés, des vraies habitudes nouvelles, etc.
Je cherche un peu la synthèse, la convergence entre les deux, c'est à dire qu'un exode digital ça peut pas fonctionner dans le long terme, parce qu'il faut se nourrir, il faut l'énergie, mais en même temps le local il sait difficilement se protéger contre l'assaut d'un état national hostile, voire de problèmes du translocal financier extractif.
Juste pour donner un exemple, au Kenya on vient d'interdire l'échange de germes, des vrais germes (graines semences) entre les paysans. C'est illégal pour un paysan d'échanger des semences avec d'autres paysans, pour les obliger à acheter évidemment des semences artificielles de Monsanto, qui aujourd'hui est la propriété de BlackRock. Et donc les communautés locales ont besoin d'un backup translocal. Toute ma stratégie c'est justement aujourd'hui c'est de voir comment peut se faire éventuellement cette convergence entre le local productif, résilient, régénératif, mais avec toute une force de collaboration translocale qui peut venir en aide au local pour se protéger contre les forces qui peuvent le détruire. Quelles sont vos pensées sur la nature de la transition qu'on est en train de vivre ? Je pourrais intervenir là-dessus.
Tibérius :
Ce que je vois encore en train de se passer, dans les émissions passées, quand tu parles de la civilisation et des cycles, tu attribues l'effondrement ou la fin d'un cycle civilisationnel aux ressources, et j'ai toujours un petit peu de difficulté avec ça, parce que je ne vois pas vraiment l'essai d'un épuisement des ressources. Il y a de la rareté, il y a toujours de la rareté, mais je crois c'est que la capacité qui s'est essoufflée, c'était du côté du management, c'est la gestion de la société, donc c'est une crise institutionnelle, mais c'est une crise d'abord et avant tout, l'État. Étant donné que la complexité a augmenté en connectant le monde, les choses sont devenues vraiment complexes, la complexité est entrée dans le jeu, et l'État, basé sur la rationalité, et tous ces mécanismes que l'État a mis en place pour la gestion, se sont trouvés dépassés.
La complexité fait émerger la stigmergie[13]
C'est la capacité de gestion qui a été dépassée, et qui s'est fait sentir en premier, avant même le déplacement ou l'atteinte des capacités de ressources. Et donc, je vois la fin de l'État, inévitable, à cause du fait que la complexité, elle va croître, pas nécessairement de façon positive à cause de l'interconnectivité sur la planète, mais à cause de l'effondrement même de l'ordre, qui crée encore plus de complexité. Et donc l'État, il sera assez rapidement dépassé.
J'attache ça aussi à la rationalité. Je pense que c'est la rationalité et pas nécessairement le rationalisme, c'est la rationalité comme approche à la connaissance, comme épistémologie, comme façon de comprendre et d'arriver à gérer nos expériences dans la réalité.
Donc, qu'est-ce que je pense qui va arriver ?
Ce qui va s'installer, ce sont des systèmes qui sont stigmergiques, ça veut dire des systèmes qui, par nature, fonctionnent sur la stigmergie, l'auto-organisation, qui génèrent des réponses au fur et à mesure, des réponses qui ne sont pas planifiées.
C'est un peu comme les fourmilières se comportent, les fourmis sortent de leurs fourmilières et s'en vont dans des directions complètement aléatoires et par un système de coordination par phéromones, c'est la stigmergie, ce mouvement complètement aléatoire de tous ces fourmilières va se concentrer sur quelques pistes qui mènent à de la nourriture, qui mènent à des opportunités. Ce qu'on voit, c'est cette capacité d'auto-organisation, il n'y a pas de plan, il n'y a pas de meeting en partant, il n'y a pas de projection vraiment dans l'avenir, le système part dans tous les sens et par un mécanisme très simple, il s'auto-organise, il crée des, il se crée lui-même des processus qui sont extrêmement efficaces dans ce cas particulier de transport de nourriture aux nids.
Ce genre d'organisation qui ne fonctionnent pas sur le planning qui est basé sur la rationalité, sur cette approche, sur cette façon de comprendre le monde, mais ce sont des systèmes qui sont réactifs, qui sont stigmergiques, qui s'auto-organisent, qui vont pouvoir finalement passer cette période vers la complexité, l’embrasser la complexité et là on est dans le Pair à Pair, quand on parle de réseau ouvert, ce sont vraiment des systèmes qui se détachent du management, de la gestion classique rationnelle et qui sont dynamiques, adaptifs.
Ce que je vois venir, l'État, ce centre de coordination qui est conçu comme le cerveau d'une société, sur le modèle du rationalisme de Descartes se verra remplacé par d'autres structures sociales qui vont jouer ce rôle de médiateur et de centre de coordination, des choses qui sont essentielles comme des infrastructures partagées et tout ça. Et donc, juste pour résumer, l'État meurt à cause de la rationalité, dépassée par la complexité. Toutes les institutions qui sont ces mécanismes de gestion sont en crise, et ce qui va nécessairement survivre, ce qui est adapté à la complexité, c'est ce qui fonctionne par stigmergie. Le Pair à Pair, c'est ma prophétie.
L’ère de l’improgrammable ?
Louis : J'entends dans ce que tu dis finalement une mise en cause des auteurs cités par Michel Bauwens sur cette question de la ressource comme principal frein ou comme principal déclencheur de l'effondrement de civilisation, parce que finalement ça correspond à une vision des 19e et 20e siècle capitalistique de ce que serait qu'une civilisation, qui serait, combien de capital elle a, quoi, et qu'est-ce qu'elle a réussi à mettre de côté dans son petit grenier ?
Finalement, dans ce que je comprends de ce que tu dis, au fond c'est plutôt les ordres de pouvoir, de hiérarchie, de maintien de l'ordre d'une civilisation qui sont les premiers arrivés à saturation, parce qu'ils ne satisfont plus suffisamment au bien commun et qu'un certain nombre de gens ne peuvent simplement plus exister, se retrouvent les bannis du système, les homos sacer de la Rome antique, c'est à dire déchus de leurs droits sociaux, déchus de leurs droits.
C'est ce qu'on a vécu ces dernières années, il y a eu les soignants suspendus en France qui ont été déchus de leurs droits sociaux directement par un système oppressif parce qu'ils refusaient certaines choses. On voit que la moindre contradiction désormais au système vous fait être assimilé à l'ennemi commun qui est d'être un dangereux gourou d'extrême droite ou je sais pas quoi, anti tout. Au fond, il y a une sorte de saturation qui fait que la plupart des gens aujourd'hui ne peuvent plus vivre un projet dans le système institutionnel tel qu'il est défini avec ses ordres de pouvoir et son système hiérarchique. C'est vrai et y compris pour un entrepreneur en France aujourd'hui, vous prenez un petit paysan ou un plombier ou qui que ce soit, qui essaye de jouer dans les règles du jeu, en fait il peut plus vivre, il n'y arrive plus, et c'est toute la crise des gilets jaunes. Ce n'est même plus possible pour lui d'arriver à joindre les deux bouts ne serait-ce qu’économiquement, mais c'est pas d'abord la ressource l'énergie de travail, la capacité à avoir du travail, elles sont là, c'est le système administratif, le système managérial, tu l'as appelé, qui au fond aboutissent à une espèce d'oppression systématique pour essayer de se tenir à l'identique et de continuer à prendre sa marge au même volume sur le dos des quelques-uns qui travaillent.
C'est juste devenu intenable au bout d'un moment, et donc c'est peut-être la fin du système civilisation. Lorsqu’effectivement les ordres de hiérarchie qui avaient été créés par la rationalité, le récit collectif qui a été posé et qui pose le savoir, qui pose au fond toutes les récurrences, toutes les répétitions, tous les rituels, on pourrait dire dans un sens religieux, dans lequel on vit, - tout est rituel, y compris la science, y compris l'organisation administrative, y compris l'organisation urbaine, tout ça sont des rituels, sont des répétitions- (ne tient plus). L'humain premier qui regarde dans le ciel et essaye de retrouver dans le spectacle grandiose des astres, dont il est imprégné intégralement, essaye de retrouver des constellations, un mouvement autour de l'étoile polaire, pour essayer de s'y retrouver dans ce chaos. Et finalement ça n'est qu'un récit, on sait bien que les constellations par exemple ne sont pas les unes à côté des autres, les étoiles ne sont pas les unes à côté des autres, c'est que le dessin qui est prégnant immédiatement au regard des peuples premiers. Et là c'est pareil, finalement, qui décide dans un service de médecine aujourd'hui ? Tout le monde sait que celui qui est chef de service ce n'est absolument pas le plus brillant, le plus intelligent, le plus dévoué au bien commun, le plus humain, le meilleur soignant, c'est pas vrai. Celui qui décide aujourd’hui c'est le plus ambitieux, qui a les dents qui raclent le plancher, qui va marcher sur la tête des autres, qui est capable de faire une preuve de titre à partir de trucs merdiques, et c'est lui qui sera adoubé dans la hiérarchie pour tenir cet ordre, en force de ce qu'est en l'occurrence la médecine, mais ça va être pareil dans toutes les ritualisations collectives qu'on a mises en place.
Donc, mon propos c'est de dire au fond, tout le savoir culturel qu'on a mis en place ce sont des ritualisations répétitives, qui maintiennent une certaine hiérarchie et certains ordres de pouvoir, qui sont la nécessité pour tenir ensemble une civilisation. Et il se trouve qu'à un moment, un très grand nombre de gens en sont exclus, deviennent des barbares au sens propre, n'ont plus la possibilité d'y participer, économiquement, culturellement, linguistiquement même, et à ce moment-là sont obligés de trouver des brèches, des niches, des interstices dans lesquels ils peuvent développer eux-mêmes quelque chose. Et dans ces niches-là, se recréent d'autres ordres de hiérarchie, d'autres façons de s'organiser qui n'ont pas à voir avec la rationalité telle qu'elle avait été construite jusqu'ici.
Les phases traditionnelles sont l'irruption de la folie. Et la folie comme élément, c'est un peu audacieux comme vision des choses, mais comme élément possible de régénération d'un système. Parce que nous pouvons rêver l'impossible, finalement on va le faire, puisque de toute manière on ne peut pas faire autrement.
Comme tu l'as dit, à Rome il n'y a plus d'eau quand les Visigoths et Allariques décident de couper le jus. Il va falloir qu'on trouve une autre façon de faire. Quand on doit être militant sur les questions de ces dernières années, on se dit est-ce qu'on va faire une association ? Je peux vous dire que si on avait fait une association, une ASBL en Belgique, on serait toujours en train d'attendre l'accord du préfet pour avoir les statuts.
Donc, on a dit non, on est un collectif de fait. Est-ce qu'on a de l'argent ? Non, si on a de l'argent on va se le faire saisir etc. Ça n'a pas manqué. Individuellement, on s'est fait saisir notre argent. Mais par contre, on n'a pas créé de compte en banque et tout le monde est venu donner. Et donner pas de l'argent majoritairement, un peu d'argent, il en fallait pour les réseaux numériques etc. Mais surtout, une puissance de travail et une puissance créatrice. Il y a une puissance aussi de regard extérieur. Beaucoup de gens sont juste venus regarder et dire tiens nous on voit ça dans ce que vous faites. Et ça c'est intéressant, ça c'est dangereux.
Je vois qu'aujourd'hui, une partie de ce que peuvent faire les minorités créatives est liée à de la transgression. C'est-à-dire qu'il va falloir transgresser. C'est un peu douloureux à admettre parce que ça veut dire que ça ne va pas sans risque. Et c'est un des éléments sur je pense qu'on pourrait soulever dans cette idée du « au-delà du système civilisation ». C'est qu'une civilisation comme n'importe quel système informationnel, cherche à se mettre des boucles de feedback en place pour se maintenir dans sa systématique. Et y compris la violence.
Aujourd'hui le système est extraordinairement violent pour tous ceux qui essayent d'aller en dehors. On le voit avec ce qui peut arriver à des gens qui ont des cryptos, à des gens qui ont d'autres façons de s'organiser. On les désigne comme dérives sectaires par exemple. On dit vous êtes une dérive sectaire parce que vous avez vos propres règles de jeu, vos propres façons de voir et que vous n'êtes plus d'accord avec celles de notre civilisation.
Tibérius :
J'aimerais intervenir très brièvement.
Socrate a été tué pour, l'accusation c'était de corrompre les jeunes. Donc Socrate a été tué parce qu'il était un des cofondateurs de la rationalité. Il amenait une autre façon de penser, un éloignement de la pensée mythique.
Il mettait les bases de la rationalité en faisant découvrir à l'être humain ses croyances et ses contradictions. Ensuite, le processus de formalisation a été poursuivi par Platon et par Aristote. C'est la personne qui parlait autrement ou qui posait une nouvelle théorie de vérité ou qui proposait une nouvelle épistémologie, une nouvelle façon de connaître ou de bâtir de la connaissance.
Donc, tu dis que le système se retrouve contre puis ils emprisonnent les cryptos et tout ça. Ça, c'est vraiment l'attaque aux symptômes. Les véritables hérétiques de notre temps, ce sont les gens qui annoncent la post-rationalité et pas comme un retour dans le mysticisme ou dans l'irrationnel ou dans l'animisme, mais comme une autre forme encore plus englobante, encore plus puissante de connaissances.
Et donc, on n'a rien vu encore, je crois, parce que les vrais hérétiques, ils viendront. Ceux qui nuisent le plus au système, c'est ceux qui attaquent les fondements épistémologiques du système, je pense.
Conclusion :
Donc, on va peut-être conclure notre discussion. Oui, alors je voudrais juste peut-être réagir à une forme de critique. En fait, je ne suis pas en désaccord avec toi, Tiberius.
Moi, mon souci, c'est quand même qu'on a un monde qui vit en accord avec les réalités thermodynamiques et que pendant 400 ans, on a un monde qui n'a pas tenu compte des lois physiques du monde.
Je suis d'accord avec toi qu'aujourd'hui, la crise, c'est effectivement d'abord une crise culturelle avant d'être déjà une crise écologique.
Ceci dit, la crise écologique, elle existe. Donc, il y a un dérèglement climatique. La Chine vient d'interdire toute exportation des métaux rares vers les États-Unis. Il y a déjà des luttes qui se font au niveau de certaines matières premières qui sont quand même déterminantes.
Je crois qu'il y a peut-être une différence entre nous, c'est que je reconnais tout ce que tu dis sur la stigmergie, la production entre pairs, ça a été la base de mon travail aussi. Disons que moi, je ne suis pas certain que tout le vieux va disparaître en même temps que le nouveau s'installe. Je crois plutôt à une sorte de pluralité d'institutions. On peut prendre l'exemple, donc, qu'il y avait les villes-États en Italie.
Le jour où on a inventé le canon, c'est-à-dire que la base politique de l'existence des cités-États a été détruite et les gens ont dû trouver une autre identité. Finalement, c'est les monarchies nationales qui ont pu unifier des peuples autour de l'idée de la nation. Donc, il y a une nouvelle idée, mais les villes sont toujours là, les villes n’ont pas disparues.
Je crois qu'il y aura toujours des entités, des territorialités qui vont gérer des territoires. Ca va être beaucoup plus biorégional parce qu'on va devoir tenir compte, justement, de la nourriture, de l'énergie, d'où vient-elle, etc. Mais la nation, c'est quand même une histoire culturelle, politique. Donc, moi, je ne vois pas nécessairement qu'elle va complètement disparaître.
Je vois même beaucoup de tendances qui vont dans le sens contraire de tout ce qui est non occidental, être en train de renforcer l'État, que ce soit la Russie, la Chine, le Brésil Il y a un vrai désir des peuples de remettre l'État-nation en état de fonctionnement contre le marché et les capitales.
C'est peut-être une différence. Je suis beaucoup plus réservé par rapport à la forme précise que le futur va pouvoir prendre. Par contre, ce que je vois et qui, je peux être dans l'erreur, je vois une possibilité d'une troisième voie, c'est-à-dire une sorte d'alliance entre tous ceux qui font revivre les communs au niveau local, tous les gens qui, justement, s'occupent d'une relocalisation territoriale, biorégionale, qui veulent nourriture organique, saine, qui veulent remettre un habitat de qualité de moindre impact écologique.
Par contre, je crois qu'ils sont trop faibles pour exister uniquement dans le local. Et donc, je crois qu'il y aura cette convergence avec toutes ces forces qui sont en train de se positionner au niveau translocal. Et l'analogie que moi j'emploie, c'est la fin de l'ère romaine, où l'élite romaine ne pouvait plus s'engager dans l'armée, qui était devenue le monopole des nouvelles tribus germaniques. Elle s'est détournée vers des structures de l'État civil, qui étaient en fait l'Église chrétienne. L’Etat a commencé à soutenir et financer les monastères, donc il a donné plus de force à ce qui existait déjà, donc les communautés chrétiennes qui étaient déjà préexistantes. Et cette sorte de synthèse a donné les bases de la nouvelle civilisation médiévale.
Je cherche un peu, dans ce même sens aujourd'hui, ce que j'appelle les alliances juridictionnelles, c'est-à-dire des alliances entre les puissants, les moyens et les pauvres. Donc, la classe gouvernante, je dirais en anglais, the ruling, managerial and productive classes, donc il y a les trois niveaux pour créer des nouvelles alliances régénératives. Donc, je cherche un peu cette synthèse entre le local, le physique, le thermodynamique et cette capacité de s'organiser au niveau mondial. Le futur, il sera dans ces formes-là qui vont essayer de combiner les forces, et je vois ça comme une troisième voie. Et je crois qu'on est en train, et pour moi donc qui fais partie évidemment de ces gens-là, qui sont en train d'essayer de créer les outils, les institutions, les rituels, qui permettent cette nouvelle façon d'être, de produire, de s'organiser, d'être ensemble, et qui sont les germes d'un futur possible.
Tibérius :
Je pense qu'on est d'accord là-dessus, je vois une transition comme tu la vois, je pense que ces relations dont tu parles, c'est nécessaire pour faire le pas vers, ça va être transitoire, et bien sûr que l'État peut prendre un rôle local, pas nécessairement disparaître, mais quand je dis que l'État va disparaître, ce que je veux dire, c'est qu'on va détrôner l'État de son rôle souverain et son rapport avec la population ne sera plus le même, c'est dans ce sens-là, c'est la fin d'une civilisation. Ça veut pas dire que des moyens de gestion qui sont semblables à celles de l'État ne vont pas exister très localement dans une zone restreinte où on regagne cette simplicité, on garde cette simplicité-là. Mais à l'échelle planétaire, je pense qu'il va émerger, qu'il va dominer vraiment, qu'il va créer la nouvelle matrice socio-économique à l'échelle planétaire, ce sera des formes de réseaux.
Est-ce que tu as un point de vue, Tiberius, sur la nomenclature, c'est-à-dire entre nouvelle civilisation à venir, soit même modèle post-civilisationnel, est-ce que tu as un point de vue sur ces différences, est-ce que tu es plutôt pour l'un ou pour l'autre ?
Tibérius :
C'est la société Pair à Pair, qui est par nature globale, stigmergique, sous forme de réseau, qui est capable de gérer, pas de problème, de faire avec la complexité.
C'est la structure qui englobe le tout, ça veut dire, l'infrastructure, se met en place, déjà avec la blockchain, puis le Holochain. Ce qui manque maintenant, ce sont les structures politiques pour stewarding[14], il y a un mot en anglais que j'aime mieux, qui n'est pas de gérer ou de manager, mais un système politique qui fait en sorte que le groupe qui a créé et qui maintient ce qui émerge, assure une gouvernance, disons, une gouvernance ouverte pour des infrastructures qui sont ouvertes et permissionless.
On a créé l'infrastructure, on a créé les mécanismes pour l'auto-financer, puis ce qui manque maintenant, c'est la couche de gouvernance et c'est de là qu'il va naître... C'est par le besoin de gérer ces infrastructures qu'il va naître le besoin de gérer le monde.
Michel Bauwens :
C'est là que je vais annoncer peut-être aussi ce sujet-là. C'est qu'aujourd'hui, ça a commencé en fait. Donc, les notions de Network Nations, donc des états réseaux et des Network States, des réseaux états, est en train de naître justement de ce besoin de l'identité, de gouvernance, de ces nouvelles communautés qui existent déjà, qui ont déjà leur économie, qui ont déjà leur culture, qui ont déjà plein de structures et de rituels et qui sont en train de s'auto-affirmer avec une sorte de nouvelle souveraineté.
La suite avec l’entretien sur les communautés crypto qui sont venues à Chiang Mai en novembre 2024. La suite sur Prenez Place.
Résumé des principaux arguments :
1. Cycles et évolution civilisationnelle
Michel Bauwens et les cycles : La notion de cycles longs et courts (e.g., cycles Kondratiev de 50 ans, cycles séculaires ou civilisationnels de 500 ou 1000 ans). Chaque cycle suit une montée, un apogée et une crise avant une transition vers une nouvelle ère.
Spengler et la décentralisation/centralisation : Les civilisations débutent souvent de manière décentralisée (e.g., villes grecques) avant d'évoluer vers des structures centralisées (e.g., Empire romain).
Les crises marquent la fin des cycles, mais elles sont aussi des opportunités pour des minorités créatives de poser les bases d'une nouvelle organisation sociale.
2. Crise de la modernité et post-rationalité
Michel Maffesoli : On assiste à la fin de l'époque moderne (individuelle, rationaliste, progressiste) pour entrer dans une ère post-moderne, caractérisée par un retour aux synergies archaïques et technologiques, où l'émotionnel prend le pas sur le rationnel.
Tiberius : Il critique la rationalité classique, qui ne parvient plus à répondre aux défis contemporains. L’émergence de la complexité exige des formes d’organisation auto-régulées (e.g., stigmergie comme dans les réseaux peer-to-peer).
3. Ruptures et nouvelles dynamiques
Fragmentation sociale : La perte de légitimité des narratifs traditionnels mène à des polarisations et à des guerres culturelles.
Innovations en marge : Les transitions passent souvent par des "exodes" intellectuels et sociaux vers des formes nouvelles, comme les villages temporaires ou les expérimentations communautaires.
Ressources et limites physiques : Bien que certains insistent sur une crise culturelle et institutionnelle, Michel Bauwens rappelle les contraintes thermodynamiques et matérielles qui influencent l'avenir.
4. Violence du système et résistance
Les institutions en crise deviennent violentes envers les alternatives. Les communautés marginales (e.g., crypto, permaculture, Web3) sont souvent attaquées pour maintenir l'ordre établi.
Les cycles civilisationnels incluent une phase de violence destructrice avant une reconstruction.
5. La Tragédie et le Renouveau
Michel Maffesoli distingue la modernité dramatique (résolution des conflits par des solutions progressistes) et la post-modernité tragique, où il faut apprendre à "faire avec" sans solution idéale.
La saturation des systèmes actuels annonce un renouveau, mais exige des solutions hybrides et collaboratives.
Plus en détails
1. Les cycles civilisationnels : une analyse historique et systémique
L'idée des cycles civilisationnels est au cœur de la discussion, notamment avec les contributions de Michel Bauwens et des références à des auteurs comme Spengler, Sorokin, et Toynbee.
1.1. Les cycles courts et longs
Cycles Kondratiev (50 ans) :
Chaque cycle est lié à une innovation technologique ou managériale (e.g., charbon, pétrole).
Phases :
Émergence (innovation et croissance économique).
Crise de l'offre (profit réduit, crise économique).
Contre-révolution (e.g., libéralisme avec Reagan et Thatcher).
Transition (montée de nouvelles solutions).
La crise de 2008 est citée comme un point d'effondrement du dernier cycle libéral.
Cycles civilisationnels (500-1000 ans) :
Décentralisation → Centralisation :
Début avec des structures locales (e.g., villes grecques, cités italiennes).
Centralisation autour d’un empire ou d’une structure dominante.
Changements de polarité :
Les valeurs d’une société décentralisée (collaboration, horizontalité) diffèrent radicalement de celles d’une société centralisée (contrôle, verticalité).
Saturation et renaissance (Sorokin) :
Les systèmes en crise atteignent un point de saturation où leurs éléments se déstructurent avant de se recomposer autrement.
Ce processus est vu comme un cycle inévitable.
1.2. L’importance des minorités créatives
Concept emprunté à Toynbee : les innovations sociales et culturelles émergent souvent des marges.
Exemple : Saint Paul, qui synthétise des éléments hébraïques et helléniques pour jeter les bases du christianisme.
Aujourd’hui, ces minorités se trouvent dans des communautés alternatives (e.g., Web3, permaculture, villages temporaires).
1.3. Transition actuelle
Nous serions dans un moment de bascule entre la modernité (basée sur le rationalisme, le progrès) et une nouvelle ère post-civilisationnelle.
Cette transition inclut une remise en cause des structures existantes (État-nation, économie capitaliste) et l’émergence de nouveaux paradigmes (technologiques, locaux, translocaux).
2. La crise contemporaine : institutions, ressources, et complexité
2.1. Crise de légitimité des institutions
Les structures traditionnelles (États, banques, systèmes politiques) sont perçues comme obsolètes ou inadaptées face à la complexité croissante.
Fragmentation sociale :
Les narratifs fédérateurs cessent de fonctionner, entraînant des polarisations (e.g., païens/chrétiens, catholiques/réformateurs).
Exemples modernes : polarisation politique (Trump vs Kamala Harris), guerre culturelle, rejet des institutions.
Violence systémique :
Les systèmes en crise deviennent oppressifs envers ceux qui cherchent à innover ou à s’en extraire (e.g., accusations de "dérives sectaires" contre des communautés alternatives).
2.2. Crise écologique et thermodynamique
Bien que certains insistent sur la dimension culturelle de la crise, Michel Bauwens rappelle les contraintes physiques du monde réel :
Changements climatiques.
Rareté des ressources stratégiques (e.g., métaux rares).
La transition écologique est perçue comme incontournable, mais elle doit être intégrée dans une refonte culturelle et systémique.
2.3. Crise managériale
Tiberius souligne que ce n’est pas tant une crise de ressources qu’une crise de gestion des systèmes complexes.
La rationalité classique, basée sur le contrôle et la prédiction, est dépassée.
L'émergence de systèmes adaptatifs et auto-organisés, comme la stigmergie, est proposée comme alternative :
Exemples : réseaux peer-to-peer, communautés collaboratives.
3. Les dynamiques alternatives : local, translocal et technologie
3.1. Retour au local
Le local est vu comme une réponse à la crise des grandes structures globalisées.
L’autonomie, la résilience, et les écosystèmes locaux (e.g., agriculture régénérative) sont valorisés.
3.2. Le translocal
Paradoxalement, les communautés digitales et translocales (e.g., cryptomonnaies, nomades numériques) émergent comme une force complémentaire :
Ces communautés permettent une collaboration au-delà des frontières géographiques.
Elles offrent un soutien aux initiatives locales, notamment contre les menaces d'États ou de multinationales.
3.3. Hybridation entre local et translocal
La clé serait une convergence entre les deux :
Un local résilient et productif, soutenu par des réseaux translocaux collaboratifs.
Exemples :
Protection des semences locales face à Monsanto grâce à des coalitions globales.
Villages temporaires basés sur la technologie Web3.
4. Post-modernité : du rationnel au qualitatif
4.1. Fin de la modernité
Michel Maffesoli propose que la modernité (basée sur le rationalisme et le progrès) laisse place à une post-modernité plus émotionnelle, intuitive, et qualitative.
Retour aux synergies entre archaïque (valeurs fondamentales) et technologie.
4.2. Tragique vs dramatique
Dramatique (modernité) : chaque problème a une solution.
Tragique (post-modernité) : il faut accepter de "faire avec" les contradictions.
Cette approche tragique inclut des dimensions jubilatoires (ludique, festif), intégrées dans la résilience sociale.
4.3. Écosophie
Michel Maffesoli introduit le concept d’écosophie : une sagesse de la maison commune qui dépasse les logiques économiques et écologiques actuelles.
5. Les dangers et opportunités : transition ou effondrement ?
5.1. Le risque de répression
Comme dans toutes les transitions, le système dominant utilise la violence et la répression contre les innovations. Exemples : arrestations de leaders alternatifs, contrôle des cryptomonnaies.
5.2. L'opportunité héroïque
Louis Fouché évoque la nécessité de héros collectifs pour catalyser le changement. L’horizontalité collective doit s’allier à une verticalité incarnée par des leaders visionnaires.
6. Conclusion : Les germes du renouveau
Les innovations locales et translocales, bien qu’à leurs débuts, posent les bases d’un futur post-civilisationnel.
Ces initiatives doivent naviguer entre les menaces du système existant et la construction de nouvelles formes de collaboration.
Une troisième voie émerge conciliant de nouvelles formes hybrides économiques, politiques et relationnelles.
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Piège_de_Thucydide
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Période_des_Royaumes_combattants ; https://www.worldhistory.org/trans/fr/1-15330/periode-des-royaumes-combattants/
[3] Pour voir la distinction entre République et Empire romain, trois périodes qui caractérise la Rome antique : https://fr.wikipedia.org/wiki/République_romaine
[4] Commentaire CM : je partage ici l’article de clairfication des notions civilisation, culture, transition, etc. https://christinemarsan.substack.com/p/civilisation-mutation-transition?r=7avo9 (issu du précédent débat : https://www.podcastics.com/podcast/episode/au-dela-de-la-civilisation-les-bouleversements-en-cours-325286/ )
[5] https://www.cnrtl.fr/definition/academie9/Époque
[6] Archaïque provient de archeos vient du terme arkh arkhé qui correspond d'abord à « marcher le premier » d'où Archos « chef » et par conséquence « ce qui est premier ». Le Robert Dictionnaire historique de la langue française, sous la Direction d’Alain Rey, Dictionnaires le Robert, 2000.
[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Aufhebung
[8] Dans la pensée de Heidegger, Verbindung renvoie à l'idée d'une mise en relation ou d'un rapport entre des éléments ou des dimensions de l'être, tout en conservant leur distinction. Ce concept peut être rapproché de son exploration de l'être-en-relation et de la manière dont les choses, les êtres humains et le monde s'articulent dans une unité dynamique. Cela touche également à sa manière d'expliquer la manière dont l'homme (le Dasein) est toujours déjà lié au monde dans une existence concrète.
Ce terme peut donc être compris comme l'expression d'une coappartenance ou d'une interconnexion existentielle entre différents aspects de l'expérience ou de l'être, tout en mettant en évidence la tension et l'autonomie relative des éléments liés.
[9] Vicent Citot, Histoire mondiale de la philosophie, PUF, 2022.
[10] Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Gallimard, 2024.
[11] https://www.amazon.fr/Sociological-Theory-Values-Sociocultural-Change/dp/1138533181/ref=sr_1_6?__mk_fr_FR=ÅMÅŽÕÑ&crid=4JA9RY1K44U6&dib=eyJ2IjoiMSJ9.qxbQOsAbcS7I669oHul_wgB-4wIL_iCD2GAkGgNlbfHft8JLHznCV1dOANWODn9kxZQENud0xDu-JI6I8t9u5rh5YK3y1txIpROvMQx_0u9aqf4gk3YYx-vdkGBMl5z2-C3aG9CHFBgbg4Ab1TGhBg.FvvvJxUvzQkIJwoRbcA0wqkqOAA2nk_pxr38hJA5kd8&dib_tag=se&keywords=Pitrim+Sorokin&nsdOptOutParam=true&qid=1734278717&s=books&sprefix=pitrim+sorokin%2Cstripbooks%2C111&sr=1-6 ; https://www.amazon.fr/Pitirim-Sorokin-Comment-civilisation-transforme/dp/B0014P8DEK/ref=sr_1_13?dib=eyJ2IjoiMSJ9.fiHOfmF6F0z4q9Qfpu24YJ0tM86qBep4kaqgpWUDHxPTsL6wv-WlSJj-BLrOD-f2EV7EDntGrdGfqC0bfkpzy2hxbpJ4UI3O_dt2ePirl3ALzeGdIY7yi-j9aSSYkOZQ6VGVVnm90s4vqQGJ9Yji4kFYIg5AP5BmWIR_F_PUyhylw85EQoriAHplCbCSMaxgrcROC9nbkxXGfYdsZN9_mGCCBPw4EV09go62ecdRQFg.QNE8oqdW1sighILSW4GTDQ_2KHXTNYv7gXFfMGYM9WU&dib_tag=se&nsdOptOutParam=true&qid=1734279033&refinements=p_27%3APitirim+Sorokin&s=books&sr=1-13
[12] https://fr.wikipedia.org/wiki/Die_Kehre_(conférence_de_Martin_Heidegger)
[13] https://fr.wikipedia.org/wiki/Stigmergie
[14] https://www.linguee.fr/anglais-francais/traduction/stewarding.html
[1] Commentaire CM : ce qui implique de se mettre d’accord sur ce que sera demain. Nous y reviendrons par ailleurs (autres publications).
[2] Commentaire CM : Ce qui est notable dans les années 90 c’est que le système libéral qui a été dominant et les valeurs hippies des années 70 quasiment disparues. Toutefois, avec le chaos des années 2000 dont le 11 septembre 2001 peut être considéré comme un marqueur, face aux nombreux dysfonctionnements, les valeurs libertaires refont surface et prennent une nouvelle forme, voir par exemple les Créatifs Culturels (parution américaine en 2000). Paul H. Ray, Sherry Ruth Anderson, L'émergence des Créatifs Culturels, Éditions Yves Michel, 2001